Rap et société en formation, le feat de l’année en droit des sociétés ? – Cass. com., 10 juin 2020, n°18-16441

8 mars 2021

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« Sois sérieux dans le business, petit. Si tu nous dis « peut être », nous on traduit « non » ». Nul ne sait si Nekfeu fait référence à son conflit avec le label Y&W à travers cette punchline, mais une chose est sûre : le business est une chose sérieuse et le respect des règles juridiques est primordial pour sécuriser ses affaires. L’arrêt du 10 juin 2020 de la Chambre commerciale de la Cour de cassation en est la parfaite illustration.  

Bien que ce conflit ait eu raison d’éventuelles collaborations entre Nekfeu et Guizmo (star du label Y&W), on se consolera en se disant que le feat de l’année se trouve dans les prétoires (si « Bande organisée » de Jul et ses compères marseillais n’existait pas). 

I. La genèse du clash 

« T’es beaucoup trop bon pour être un ami, beaucoup trop c*n pour pouvoir me faire. »

SCH – Pharmacie

Les multiples open-mic, concerts, et battles du Rap Contenders ont fait de Nekfeu et ses compères du S-Crew les étendards de la nouvelle scène parisienne du début des années 2010. Dans l’industrie musicale (et particulièrement dans le rap), la signature d’un contrat avec une maison de disque représente le Graal pour tout jeune artiste (on parle ici de contrats de licence, d’artiste ou de distribution). 

Le 5 avril 2011, Nekfeu (en solo) et les membres du S-Crew ont signé un contrat d’artiste avec le label dénommé « Yonéa et Will L’Barge », qui deviendra plus tard la société Y&W. Conformément aux formalités liées à la création d’une société, la société Y&W fut immatriculée en septembre 2011 au registre du commerce et des sociétés (RCS), permettant à celle-ci d’acquérir la personnalité morale. Le 17 novembre 2011, la société Y&W a conclu un contrat d’édition musicale et de production phonographique avec la société Because Music, portant sur des titres de Nekfeu en solo et du groupe S-Crew. 

Peu de temps après, Nekfeu annonce que les membres du S-Crew quittent le label Y&W, lassés de l’attente pour la sortie de leur album. Le groupe décide alors de créer sa propre société de production, le label Seine Zoo Records, et conclut avec Polydor (Universal) des contrats de licence portant sur les enregistrements de Nekfeu en solo et du groupe au début de l’année 2013. 

La même année, plusieurs titres enregistrés entre 2011 et 2013 furent publiés sur YouTube pour la promotion de l’album « Seine Zoo ». Revendiquant la propriété de ces enregistrements, la société Y&W obtiendra la saisie-contrefaçon des masters enregistrés entre le 5 avril 2011 et le 3 octobre 2013. 

Suite à la sortie de l’album « Seine Zoo » le 30 décembre 2013, la société Y&W a assigné les membres du groupe S-Crew en contrefaçon de plusieurs titres (tels que « Dans ta réssoi », « Les parisiennes », « Enfants de la patrie » notamment), ainsi que les sociétés Universal Music France et Seine Zoo Records en concurrence déloyale. 

II. La procédure judiciaire

« Ma mère me voyait avocat, j’en ai eu besoin mais j’le suis pas devenu. » 

Ninho – Binks To Binks 2

Le tribunal de grande instance (TGI) de Paris a admis la qualification de « producteur de phonogrammes » à la société Y&W dans un arrêt en date du 16 septembre 2016. De plus, la nullité du contrat conclu entre la société Y&W et Because Music fut rejeté, alors même que les actes en contrefaçon des droits voisins de production ont été reconnu par les juges du fonds. 

Se sentant pousser des ailes par sa victoire en 1ère instance et la possibilité d’utiliser lesdites créations, la société Y&W annonça dans la foulée la sortie d’un projet sur son label, intitulé le « Black Album ». Ce projet comprend notamment une dizaine de morceaux inédits de Nekfeu

Trop beau pour être vrai, les artistes obtiendront par référé une ordonnance d’interdiction provisoire d’exploitation des titres pour le « Black Album » (confirmé en appel) le 14 décembre 2016. Le label Y&W aura au moins réussi son opération de communication autour de ce projet. 

La société Seine Zoo et les artistes ont interjeté appel le 25 novembre 2016. On notera que la société Because Music a également interjeté appel, les deux affaires fut jointes. En mars 2018, la cour d’appel de Paris a infirmé le jugement du TGI, considérant que les artistes ne sont pas engagés à l’égard de la société Y&W aux termes des contrats signés le 5 avril 2011. Deux mois plus tard, la société Y&W et la société Because Music formeront un pourvoi en cassation à l’encontre de cet arrêt. 

La Cour de cassation mettra fin à ce beef le 10 juin 2020 en rejetant le pourvoi. En effet, la chambre commerciale a confirmé l’arrêt de la cour d’appel de Paris, au motif que la société Y&W « n’avait pas la personnalité morale au jour des contrats litigieux, de sorte qu’elle n’avait pas la capacité de contracter ». Elle ajoute qu’il n’est « ni mentionné aux contrats, ni allégué ultérieurement que les deux personnes physiques signataires ont agi “au nom” ou  “pour le compte” de la société Y&W en formation. » 

La cour d’appel de Paris a donc exactement déduit que « l’assemblée générale extraordinaire de la société Y&W du 1er mars 2016 n’avait pas pu régulariser un contrat conclu par une société sans personnalité morale ».

III. Quels sont les apports de cet arrêt ? 

Soyons franc, cet arrêt ne marque pas un revirement de jurisprudence. Toutefois, il a le mérite de rappeler les règles applicables aux sociétés en formation. En effet, n’étant pas immatriculée, la société n’a pas encore acquis la personnalité morale (celle-ci est donc en formation). Or, afin de préparer l’activité future, les fondateurs peuvent déjà passer certains actes « au nom » ou « pour le compte » de ladite société en formation. Une fois immatriculée, la société acquière la personnalité morale et les actes passés antérieurement sont repris : soit automatiquement s’ils sont annexés aux statuts de la société ; soit ultérieurement à l’occasion d’une assemblée générale. 

Par ailleurs, la cour d’appel de Paris est venue prêter main forte aux artistes en relevant d’office un moyen de droit. Évitant ainsi un beef à rallonge à la 50 cent/Ja Rule, la cour d’appel vola au secours du droit moral des artistes par le droit commercial, rappelant par la même occasion le pouvoir du juge de relever d’office des moyens de droit (pouvoir tantôt obligatoire, tantôt facultatif pour le juge). À noter que le moyen relevé d’office par le juge doit notamment respecter le principe du contradictoire et être présenté aux parties afin que ceux-ci présentent leurs observations (conformément à l’article 16 du Code de procédure civile – il s’agit d’un des griefs soulevés par la société Y&W dans son pourvoi).

Finalement, avec les années passées et cette victoire judiciaire, Nekfeu et ses compères du S-Crew ont pris du poids dans le rapgame et peuvent désormais adopter la même philosophie que  leur compère Ninho :

« Maintenant qu’c’est nous les trons-pa, on va revoir les contrats »

Ninho – Paris c’est magique

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