Les jugements du Tribunal judiciaire de Nanterre du 10 mars 2021, ainsi que celle du Tribunal Judiciaire de Paris en date du 30 mars 2021 relatives au refus d’octroi de titres-restaurant aux salariés en télétravail ont fait couler beaucoup d’encre et semblent, a priori, contradictoires.
Néanmoins et afin d’être considérés comme étant opposés, les jugements doivent présenter des faits similaires. Autrement dit, peut-on considérer que les deux solutions peuvent être comparées eu égard des faits de chaque espèce ?
Avant d’analyser les faits qui ont été présentés aux juges (II) ainsi que les réponses apportées par les juges (III), il convient d’examiner le fondement légal ou conventionnel applicable dans chaque affaire (I).
De façon liminaire, il sera remarqué que ce sont deux juridictions distinctes qui ont rendu les jugements commentés à savoir le Tribunal Judiciaire de Paris et celui de Nanterre. De ce fait, il n’est pas question de parler d’un quelconque “revirement”. De plus, il est question ici de jugements, ainsi la question ne sera véritablement tranchée que lorsque celle-ci sera portée devant les magistrats du Quai de l’horloge.
Un même fondement légal ou conventionnel ?
L’une des premières différences réside dans la mise en place du télétravail et de son encadrement dans chaque affaire.
Effectivement, dans le jugement du 10 mars 2021, l’entreprise avait mis en place un accord d’entreprise sur le télétravail depuis le 25 octobre 2019 alors que dans l’affaire du 30 mars 2021, il n’est pas fait état d’un quelconque accord à ce sujet.
Dans l’accord collectif sur le télétravail du 25 octobre 2019, il ressort de l’article 3.4 que le télétravail est effectué au domicile du salarié. Cela est notamment confirmé par la solution du juge qui indique que “les salariés de l’UES, placés en télétravail, le sont à leur domicile“.
Ainsi, dans le jugement du 10 mars 2021, l’ANI de juillet 2005 et celui de novembre 2020 ne devaient pas, en principe, trouver application. Pour mémoire, en vertu de l’article L.2253-3 du Code du travail, “dans les matières autres que celles mentionnées” dans les blocs 1 et 2, “les stipulations de la convention d’entreprise conclue antérieurement ou postérieurement à la date d’entrée en vigueur de la convention de branche ou de l’accord couvrant un champ professionnel plus large, prévalent sur celles ayant le même objet prévu” par ces derniers [accords de branche, ANI].
Cependant, en l’espèce il apparaît que les ANI ont été appliqués puisque le juge ne les a pas écartés. Cela pourrait s’expliquer par le fait que l’accord d’entreprise du 25 octobre 2019 relatif au télétravail ne prévoit aucune stipulation concernant les tickets-restaurant.
Dans la seconde affaire, celle du 30 mars 2021, il apparaît que l’ANI de 2005 ne s’applique pas. En effet, à titre de rappel, l’ANI précité s’applique seulement pour le télétravail dit “régulier”. Ainsi, seules les dispositions légales et les stipulations de l’ANI de 2020 semblent s’appliquer à cette affaire.
Sur cet aspect, les deux affaires semblent ainsi comporter des différences.
Des faits identiques ?
Dans le jugement du 10 mars 2021, la société avait décidé d’attribuer, avant la crise du Covid-19, les tickets-restaurant aux salariés affectés sur un site non doté d’un restaurant d’entreprise ou interentreprise placé en télétravail. Néanmoins, à partir du 17 mars 2020, le télétravail a été généralisé (sans doute en application de l’article L.1222-11 du Code du travail) et il a été décidé de ne plus attribuer de tickets-restaurant aux salariés de l’entreprise affectés sur un site non doté d’un restaurant d’entreprise et placés en télétravail. A l’inverse, les salariés travaillant sur site qui n’avaient pas accès à un restaurant d’entreprise, devaient bénéficier de tickets-restaurant.
Dans le jugement du 30 mars 2021, les salariés ont été mis en télétravail en application de l’article L.1222-11 du Code du travail. Le 20 avril 2021, la société a informé les salariés de sa décision de réserver l’attribution des titres-restaurant aux seuls employés travaillant sur site et non à ceux exerçant leur activité en télétravail.
Pour résumer, dans l’affaire du 10 mars 2021, l’employeur se basait sur le critère de présence sur site et l’absence d’accès au restaurant d’entreprise alors que dans l’affaire du 30 mars 2021, l’employeur s’est contenté du critère de présence sur site.
Les faits semblent donc comparables avec un critère qui diffère.
Les réponses des juges
En premier lieu, dans l’affaire du 10 mars 2021, les magistrats rappellent le principe selon lequel les télétravailleurs doivent bénéficier des tickets-restaurant si leurs conditions de travail sont équivalentes à ceux travaillant sur site sans restaurant d’entreprise.
Toutefois, le Tribunal de Nanterre indique “pour autant, l’objectif poursuivi par l’employeur en finançant ces titres de paiement en tout ou en partie, est de permettre à ces salariés de faire face au surcoût lié à la restauration hors de leur domicile pour ceux qui seraient dans l’impossibilité de prendre leur repas à leur domicile“.
Ainsi, celui-ci conclut qu’en “l’occurrence, les salariés de l’UES, placés en télétravail, le sont à leur domicile et ne peuvent donc prétendre, en l’absence de surcoût lié à leur restauration hors de leur domicile, à l’attribution de tickets-restaurant“. La situation des télétravailleurs et salariés travaillant sur site et n’ayant pas accès à un restaurant d’entreprise n’était donc pas comparable, selon le juge.
Il apparaît que dans le premier jugement, le juge s’est focalisé sur le fait que les télétravailleurs réalisaient le travail à leur domicile et qu’ils n’avaient aucun surcoût au titre de leur alimentation.
En second lieu, dans l’affaire du 30 mars 2021, le jugement est davantage détaillé.
Tout d’abord, le Tribunal relève que le télétravail a été imposé sur le fondement de l’article L.1222-11 du Code du travail et de ce fait, le principe d’égalité de traitement “est d’une particulière acuité (sensibilité) dans le cadre du recours imposé au télétravail rendu nécessaire par l’épidémie de Covid-19“.
Dans cette seconde affaire, l’employeur considérait notamment :
– que l’objet du ticket-restaurant est de permettre à un salarié de se restaurer lorsque celui-ci ne dispose pas d’un espace pour préparer son repas, que tel n’est pas le cas d’un salarié travaillant à son domicile et qui dispose de sa cuisine ;
– si le salarié souhaitait travailler hors de son domicile, cela résultait de sa convenance personnelle et ne pouvait lui créer des droits à l’égard de l’entreprise ;
– la réglementation et les conditions d’utilisation des titres-restaurant ne sont pas compatibles avec la situation du télétravailleur ;
– l’ANI de 2020 ne comporte aucune stipulation relative aux tickets-restaurant.
Le juge est venu balayer les arguments de l’employeur en considérant :
- qu’au sens légal du télétravail, celui-ci n’implique pas pour le salarié de se trouver à son domicile ni de disposer d’un espace personnel pour préparer son repas ;
- l’objectif du titre-restaurant est de permettre au salarié de se restaurer lorsqu’il accomplit son horaire de travail journalier comprenant un repas, mais non sous condition qu’il dispose d’un espace personnel pour préparer celui-ci ;
- contrairement à ce qu’affirme l’employeur, les conditions d’utilisation des tickets-restaurant sont parfaitement compatibles avec le télétravail. En effet, cela permet au salarié de se restaurer lorsque son temps de travail comprend un repas ;
- il importe peu que l’ANI de 2020 ne contienne aucune stipulation relative aux tickets-restaurant, cela ne saurait permettre de conclure que l’employeur ne dispose d’aucune obligation d’attribuer des tickets-restaurant aux salariés en télétravail.
Par conséquent, le juge est venu considérer que les salariés en situation de télétravail devaient bénéficier des titres-restaurant au même titre que les salariés présents sur site.
Au regard de tout ce qui précède, il semble donc compliqué de considérer que les deux affaires soient parfaitement similaires. En effet, il apparaît que si les faits présentent des similitudes, ils font également apparaître certaines différences.
Néanmoins, dans l’affaire du 30 mars 2021, le juge semble en contradiction avec la position du Tribunal de Nanterre et notamment sur cette question d’obligation de repas à domicile ainsi que l’objet du ticket-restaurant.
En effet, dans l’affaire du 10 mars 2021, le juge considère la question du point de vue de l’employeur et s’interroger sur l’objectif poursuivi par ce dernier dans le cadre de l’attribution du ticket-restaurant alors que dans l’affaire du 30 mars, le juge se place sur l’objectif poursuivi par le ticket-restaurant et non celui de l’employeur.
En tout état de cause, il conviendra d’attendre une décision de la Haute juridiction afin d’obtenir une réponse claire.