Peut-on qualifier juridiquement une œuvre invisible ?

6 août 2021

Peut-on qualifier juridiquement une œuvre invisible ?

Après l’incompréhension de nombreux internautes face aux sommes exorbitantes déboursées pour une sculpture invisible créée par le plasticien Salvatore Garau, une nouvelle polémique semble à nouveau entourer le créateur de l’œuvre. En effet, l’artiste a vendu son œuvre nommée « Io sono » au prix de 15 000 euros aux enchères. 

Considérée comme une œuvre “invisible”, celle-ci se retrouve être juridiquement immatérielle. Cependant, un artiste américain du nom de Tom Miller accuse l’artiste italien de plagiat en prétextant que son œuvre “Nothing”, créée en 2016, en prouvant l’existence de son œuvre par des recherches Internet et des articles citant l’œuvre susnommée. Le problème étant que l’œuvre d’art est un bien particulier puisqu’il recèle une œuvre immatérielle créée par un artiste. 

I. La nécessité de qualifier juridiquement l’œuvre invisible

Lorsque vous achetez ce type de bien, vous ne devenez propriétaire que du support matériel (une toile et son cadre, du papier, du bronze, etc…) et non de la création immatérielle qui y est incorporée (un dessin, la nature morte, un portrait sculpté, etc…). Cette spécificité résulte du principe d’indépendance posé par l’article L. 111-3 du Code de la propriété intellectuelle : « La propriété incorporelle définie par l’article L. 111-1 est indépendante de la propriété de l’objet matériel ». Pour obtenir une ébauche de définition, il convient d’effectuer un détour par la notion d’œuvre de l’esprit. Ces œuvres dites de l’esprit sont listées à l’article L 112-2 du Code de la propriété intellectuelle et dans cette liste figurent : « (…)7° Les œuvres de dessin, de peinture, d’architecture, de sculpture, de gravure, de lithographie, 8° Les œuvres graphiques et typographiques, 9° Les œuvres photographiques et celles réalisées à l’aide de techniques analogues à la photographie, 10° Les œuvres des arts appliqués (…) ». Une œuvre d’art est en quelque sorte une sous-catégorie de l’œuvre de l’esprit. 

Toute œuvre figurant dans cette liste, qui n’est pas limitative, serait donc une œuvre d’art. Toutefois, s’ajoute une condition supplémentaire : l’œuvre doit être originale c’est-à-dire qu’elle doit, selon la jurisprudence, recéler « l’empreinte de la personnalité de son auteur ». L’appréciation de cette notion est éminemment subjective, surtout lorsqu’elle est confrontée à l’art conceptuel. À titre d’illustration, la sculpture oblongue en marbre et bronze « L’Oiseau dans l’espace » créée par Constantin BRANCUSI en 1926 a été considérée comme un simple bloque de marbre par la douane américaine et non comme une œuvre d’art de sorte que lui fut appliquée la taxe réservée aux matières brutes au lieu d’être exonérée de toute taxe du fait de son statut d’œuvre d’art. Plus récemment, les juges ont dû trancher la question de savoir si deux plaques de zinc matrices de lithographies d’Alberto GIACOMETTI devaient être qualifiées d’œuvres d’art. La cour d’appel de Paris a considéré que l’intervention du technicien, dont le savoir-faire permet le passage du papier au zinc, excluait leur qualification d’œuvre de l’esprit. En conclusion, en l’absence de définition générale de l’œuvre d’art et en présence d’une définition subjective de la notion d’œuvre de l’esprit, il convient de s’appuyer sur les usages et la jurisprudence afin de savoir si une œuvre est protégeable par le droit d’auteur.

À titre personnel, une œuvre ne peut être considérée en fonction de son apport technique, mais doit être appréciée en fonction de son originalité, de l’idée apportée par l’artiste. Cependant, il est difficile de caractériser l’originalité d’une œuvre constituée de « rien ». Considéré comme « La parfaite métaphore de l’époque que nous vivons », les profanes de l’art n’auront qu’à s’en tenir à des avis artistiques de l’auteur vis-à-vis de cette œuvre particulièrement « vide », mais pas forcément « vide » de sens. 

Si l’œuvre est donc considérée comme telle, l’artiste disposera, outre d’un droit moral perpétuel, d’un droit de propriété sur sa création d’une durée de soixante-dix ans et le principe d’indépendance s’appliquera à cette œuvre d’art. Il faudrait donc que l’œuvre invisible soit considérée comme une œuvre de l’esprit pour que l’artiste originel puisse exercer son droit d’auteur et donc de légitimer un contentieux pour plagiat.

II. Peut-on plagier le néant ? 

Une fois l’artiste et son œuvre reconnus, il est donc possible pour celui-ci d’intenter une action en justice pour plagiat à l’encontre d’un autre auteur qui aurait pu copier l’œuvre originelle. 

Pourtant, ces deux artistes n’ont, en l’occurrence, rien inventé car le marché des œuvres immatérielles/éphémères a déjà été pensé bien avant. En effet, l’artiste chinois Liu Bolin a déjà été confronté à la création de ces nouveaux formats d’art, de plus en plus audacieux, qui peinent à s’adapter aux marchés. Celui-ci expliquait même que « la photo est uniquement une manière de garder une trace de la performance, c’est l’unique moyen ». 

En l’espèce, nous nous retrouvons donc à la limite d’un art qui n’existe pas matériellement, où les artistes se retrouvent à exercer un art dit « éphémère » dont « la performance » et non l’œuvre en tant que telle est rémunérée. 

On peut donc supposer que ces artistes ont joué sur l’indignation du public afin que leur œuvre puisse connaitre un certain « buzz » médiatique, à la limite d’une communication erronée voire trompeuse. 

Dans le domaine juridique, la notion de plagiat s’apparente à celle de la contrefaçon. Rappelons que la contrefaçon se définit comme « toute reproduction, représentation ou diffusion, par quelque moyen que ce soit, d’une œuvre de l’esprit en violation des droits de l’auteur, tels qu’ils sont définis et réglementés par la loi » (CPI, art L 335-3).

Partant sur la notion de performance, à l’instar d’une chorégraphie, ces œuvres invisibles ne pourront être comparées qu’au regard de la présentation qui a pu être fait lors des ventes aux enchères concernées.  

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