Le droit fait l’objet de nombreuses lacunes juridiques quant au développement de nouveaux phénomènes liés, notamment, aux avancées technologiques. Le droit de la concurrence n’y a pas échappé, avec la récente apparition du mécanisme de « killer acquisition » que les législateurs ont dû appréhender aussi bien à l’échelle nationale qu’internationale.
La notion de “killer acquisition“
La « killer acquisition » (aussi appelée « acquisition tueuse » ou « acquisition prédatrice ») correspond au fait pour une entreprise de racheter une « start-up » (c’est-à-dire, une jeune entreprise innovante) afin d’endiguer son innovation, laquelle constitue un risque pour les produits ou services de l’entreprise.
Une telle stratégie peut paraître anodine, voire honorable, dans la mesure où elle permet de financer de jeunes entreprises n’ayant pas les moyens de financer le développement de leur innovation, et ce dans des secteurs porteurs comme le numérique, la biotechnologie ou le domaine pharmaceutique.
Pourtant, l’objectif est tout autre : tuer dans l’œuf l’émergence d’un futur concurrent potentiel.
Ainsi, par le biais de l’acquisition tueuse, l’entreprise acquéreuse va mettre en péril le phénomène de « destruction créatrice » théorisé par Joseph Schumpeter, qui consiste en la destruction de produits rendus obsolètes par de nouveaux produits innovants.
Par le procédé de l’acquisition tueuse, l’entreprise acquéreuse pourra donc rester dans la course et conserver sa part de marché.
En conséquence de cette mise à mal de la concurrence, les « killer acquisitions » présentent de multiples risques, notamment pour l’innovation, ainsi que pour le consommateur. En effet, l’absence de nouvelles innovations peut amener à une augmentation des prix ainsi qu’à un manque de qualité et de variété des produits offerts sur le marché.
En résumé, les acquisitions tueuses ne sont pas sans conséquences et peuvent présenter un risque. Pourtant, en principe, ces dernières ne sont pas contrôlées.
La “killer acquisition“, un mécanisme en principe non contrôlé
Sans entrer dans les détails, il convient de préciser que ce mécanisme de « killer acquisition » relève du droit des concentrations.
La notion de concentration implique plusieurs opérations :
- la fusion d’entreprises antérieurement indépendantes ;
- l’acquisition du contrôle d’une entreprise préexistante ;
- ou la création d’une entreprise commune de plein exercice.
Par ce biais, les entreprises parties à la concentration ont le souhait d’élargir leurs parts de marché afin de dominer ce dernier. Attention donc aux abus de position dominante, sanctionnés juridiquement par l’article 102 du TFUE (Traité sur le Fonctionnement de l’Union Européenne).
Ces éléments relèvent de l’article L430-1 et suivants du code de commerce ou, à l’échelle de l’Union européenne, du règlement (CE) n° 139/2004 du Conseil, du 20 janvier 2004, relatif au contrôle des concentrations entre entreprises.
Jusqu’à peu, le contrôle ex ante des concentrations ne s’effectuait qu’à compter d’un certain seuil. Ainsi, conformément à l’article 430-2 du code de commerce, trois conditions doivent être réunies pour que l’Autorité de la Concurrence nationale examine l’affaire :
- le chiffre d’affaires total mondial hors taxe de l’ensemble des parties à la concentration doit être supérieur à 150 millions d’euros ;
- le chiffre d’affaires total hors taxe réalisé en France par au moins deux parties concernées doit être supérieur à 50 millions d’euros ;
- l’opération ne doit pas relever de la compétence du règlement UE n°139/2004.
Pour que la Commission européenne contrôle l’opération de concentration, en principe, il est nécessaire que le chiffre d’affaires des parties à la concentration soit suffisamment important.
Ainsi, l’opération prévue doit dépasser les seuils suivants :
- le chiffre d’affaires mondial doit dépasser 5 milliards d’euros pour l’ensemble des parties à l’opération
- le chiffre d’affaires total réalisé individuellement dans l’UE par au moins deux des entreprises concernées doit représenter plus de 250 millions d’euros, à moins que chacune des entreprises concernées réalise plus des deux tiers de son chiffre d’affaires total dans la Communauté à l’intérieur d’un seul et même État membre.
Toutefois, si ces seuils ne sont pas atteints, alors l’opération peut faire l’objet d’un contrôle en remplissant les conditions fixées à l’article 1 §3 du dit-règlement.
Dès lors, le rachat de jeunes entreprises ayant une forte valeur de marché mais n’ayant pas émis un chiffre d’affaires suffisamment important (ce qui est commun lorsqu’une entreprise débute) ne faisait l’objet d’aucun contrôle par le passé, et ce en dépit du risque de « killer acquisiton ».
En raison de cette défaillance, de nombreux phénomènes d’acquisition prédatrice ont été constatés ces dernières années.
À titre d’illustration, le rachat de l’entreprise WhatsApp par le groupe Facebook.Inc (aujourd’hui Meta) avait marqué les esprits en 2014. Et pour cause, le développement de l’application de messagerie instantanée n’avait nécessité qu’une somme de 8 millions d’euros alors qu’elle avait été rachetée pour 19 millions d’euros. Le versement d’une telle somme avait été motivé par la volonté du groupe Facebook.Inc de réduire à néant la potentielle concurrence faite à sa propre application de messagerie instantanée : Facebook Messenger.
La nécessité de mettre en place des limites
Le 11 septembre 2020, Margrethe Vestager, la vice-présidente exécutive de la Commission européenne, a annoncé un changement de doctrine. Depuis l’été 2021, l’article 22 du règlement n°139/2004 de l’Union européenne permet aux États membres ou aux États tiers de transmettre, à la Commission européenne, les affaires traitant de suspicions de « killers acquisitions », et ce même si elles ne dépassent pas les seuils de notification au niveau national.
Une telle décision apparaît essentielle et a été félicitée par de nombreuses autorités nationales, y compris l’Autorité de la Concurrence française qui réclamait une modernisation et un renforcement des contrôles de concentration depuis 2017.
En outre, l’Union Européenne a récemment adopté Digital Market Act, un texte qui concerne les plateformes dans le secteur du numérique et qui tend à prévenir les « killers acquisitions » dans le secteur du numérique.
En effet, ce règlement devrait permettre de saisir la Commission européenne pour qu’elle observe toute opération de concentration « impliquant un autre fournisseur de services de plateforme essentiels ou de tous autres services fournis dans le secteur numérique », et ce sans considération des seuils de saisine des autorités nationales et de la Commission européenne.