Spinoza et Convention européenne des Droits de l’homme ; l’œil des lumières sur l’application de la liberté d’expression en droit positif

10 avril 2024

Spinoza et Convention européenne des Droits de l'homme ; l'œil des lumières sur l'application de la liberté d'expression en droit positif

« La paix n’est pas l’absence de guerre : c’est une vertu, un état d’esprit, une volonté de bienveillance, de confiance ; de justice. »

Baruch Spinoza, in « Traité Théologico-politique », 1670

La paix, sentiment immuable qui devrait pousser chaque individu au meilleur. Sentiment intérieur et profond, unique dans sa splendeur et ses pourtours, immanent ; la paix qui, pourtant propre à chacune des âmes qui la goutent, sert un idéal commun ; la paix comme aboutissement d’une somme de libertés reconnue à tous.  Or pour accomplir ce formidable dessein, quoi de mieux que la liberté d’expression ? C’est du moins ce que nous propose Baruch Spinoza, dans son intime Tractacus Politicus.

L’œuvre est majeure. Publiée en 1670 du vivant de son auteur, elle s’affranchira du Dictat religieux muselant le XVIIe siècle et la témérité de Spinoza amorcera les Lumières tel le Rubicon de l’obscurantisme

Il affirmera en épigraphe « Que la liberté de philosopher peut être accordée non-seulement sans porter atteinte à la piété et à la paix de l’état, mais encore qu’elle ne peut être enlevée qu’avec la paix de l’état et la piété elle-même ». Qu’en d’autres termes, loin de troubler l’ordre public ni les bonnes mœurs, la « liberté de philosopher » se veut plutôt préserver les piliers d’une société stable, d’une société pérenne.

Le sous-titre de son célèbre chapitre XX annonce que « dans un état libre, chacun doit pouvoir penser ce qu’il veut, et dire ce qu’il pense ». Il distinguera liberté de penser, qu’il précise comme la faculté « de raisonner », « de juger », et liberté d’exprimer, « de dire ».

Cette distinction du philosophe posée trois siècles plus tôt interpellera le juriste moderne ; en effet, la Convention européenne des droits de l’homme (promulguée en 1953) consacre en son article 9 la « Liberté de pensée, de conscience et de religion » et son article 10 la « Liberté d’expression ». Le droit des libertés se nouerait ainsi – ou plutôt se fonderait et fondrait – dans la norme philosophique.

La démarche suivante se plaira à relever quelques caractéristiques essentielles de la liberté d’expression selon Spinoza (A), puis en fouillera la présence dans l’épaisse jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme (B). En d’autres termes ; nous nous substituerons à l’œil des Lumières pour apprécier l’exercice de la liberté d’expression en droit positif.

A. Les canons de la liberté d’expression ; plongée guidée dans la pensée Spinoziste

Inéluctable, la pluralité d’opinion est consubstantielle à l’être humain. Spinoza identifie alors deux moyens d’exprimer nos jugements : le discours fondé sur la raison, aussi appelé « jugement sain » et le discours arbitraire, aussi dit « autoritaire ».

La liberté d’expression doit promouvoir le premier et proscrire le second ; ainsi pouvons-nous résumer en deux fins la liberté d’expression : « l’usage libre de la raison », menant à la « concorde » (1) et « la lutte contre la haine, la colère et la ruse » (2).

Ces deux axiomes fonderont le système Spinoziste et l’ensemble des règles applicables à la Liberté d’expression.  

1. La liberté d’expression, garant suprême de la Raison

Avant Kant, Spinoza promeut déjà un libre et absolu usage de la raison. La liberté d’expression doit garantir l’existence du discours construit, logique ; de la démonstration ; de la parole qui tend aux vérités. Il érige ainsi une « liberté de philosopher » impérieuse, incluant la recherche scientifique et le jugement artistique. Ce discours ne peut connaître contrainte. Plus encore ; il est nécessaire dans une société pacifiée car il préserve des dangers du discours arbitraire (2).

2. La liberté d’expression, adversaire du discours séditieux

Spinoza dénonce les croyances arbitraires, autoritaires ; les opinions infondées. Le jugement des masses étant vulnérables, il craint le zèle ou la sophistique des tartuffes ; la démagogie ou le pamphlet des plus ambitieux. Ces discours manipulent la passion des masses et menacent la « paix et tranquillité de l’état ». La liberté d’expression doit donc les exclure.

Toutefois, deux nuances : premièrement, la censure excessive engendre toujours la violence ; le magistrat (ou le souverain) doit distinguer avec justesse le discours logique du discours sophiste, ce afin de ne point commettre d’abus. Deuxièmement, Spinoza préconise l’écoute et le dialogue religieux ; il s’oppose seulement au prosélytisme.

En conclusion, la liberté d’expression doit tant garantir la libre communication des jugements « Raisonnables » (fondés sur la raison), des sciences et des arts que refuser la sauvegarde des propos les plus tumultueux, obscures ; des discours les plus dangereux et attentatoires à la sécurité humaine.

Une liberté d’expression sans borne paraît dangereuse. Pour cela, sa consécration en droit positif s’accompagne d’exceptions affilées par le juge (B).

B. Le juge moderne à l’épreuve de la liberté d’expression ; loupe sur la jurisprudence de l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme  

Le modèle spinoziste trouve une application frappante en droit interne. Jouissant d’abord d’une reconnaissance constitutionnelle (article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen – Conseil constitutionnel 17 et 19 mars 1964, n°64-27), la Loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse pense simultanément les deux discours.  Elle protège d’une part la libre divulgation des idées, informations et condamne pénalement d’autre part les contenus diffamatoires, injurieux, ou haineux. L’ordre public limite également la liberté d’expression, le Conseil d’Etat n’hésitant pas à interdire la tenue d’un spectacle attentatoire à la dignité humaine (ordonnance du 6 février 2015, n° 387726 – Affaire Dieudonné). De Spinoza au juge français, quatre siècles ne surent dévier la norme ; l’œil des lumières se satisfait.

Quid de la Cour européenne des droits de l’homme ?

 La Cour porte attention au discours Raisonnable et juste. Les journalistes ont ainsi un droit absolu à la communication de l’information sur les questions d’intérêt général, pourvu qu’ils agissent sur la base de faits exacts, de bonne foi (ce qui exclut la volonté de tromper), produisant alors des informations « fiables et précises » (CEDH, 21 janvier 1999, Fressoz et Roire c/ France). L’on ne peut ainsi porter atteinte sans fondement à la réputation d’autrui (CEDH, 22 octobre 2007, Lindon, Otchakovsky-Laurens et July c/ France), ni exacerber les tensions d’une procédure en cours (CEDH, 29 août 1997, Worm c/ Autriche). L’exaltation des foules est ici aussi ennemie de la liberté d’expression. L’arrêt Jersild c/ Danemark, 23 septembre 1994, exclut expressément de sa protection l’appel à la haine ou la violence.

Cette adversité de la Cour face au fallacieux ou aux ardeurs humaines reprend les sentiers recommandés de Spinoza. La connexité des deux est d’autant plus saisissante que s’ils reconnaissent – au nom de la liberté d’expression – un droit de penser et critiquer un système politique, le souverain, la subversion de celui-ci ne peut pour autant être décriée par des moyens violents et sanguinaires (CEDH 20 mars 2018, Mehmet Hasan Altan c/ Turquie), auquel cas la liberté s’échoue.

Demeure toutefois un thème qui n’échappera pas à l’œil des lumières ; le discours religieux. Ou plus exactement, l’action prosélyte, le zèle. Dans son arrêt trop peu commenté – et nous le regrettons – Gunduz c/ Turquie, 4 décembre 2003, la Cour tolérait qu’un dévot, chef d’une secte islamique en Turquie, qualifie la « démocratie » de « despotique, sans pitié et impie », la « laïcité » d’« hypocrite », justifiant alors d’« acquérir nos droits coûte que coûte ». Le requérant ne s’opposera pas à ce que l’on puisse « tuer parce qu’ils (les non-musulmans) ne font pas le ramadan » en affirmant que « se produira, cela se produira » l’avènement d’une société basée sur la « charia ». Si les autorités nationales condamnent le sectaire, la CEDH conclut quant à elle une violation de l’article 10 par l’état Turque, au motif que les propos tenus n’incitaient pas directement à la sédition ou aux violences. L’objet l’était pourtant, l’individu défendant une conception obscure de la société, basée sur la domination violente et l’hégémonie religieuse, sur le mépris de la laïcité, de la philosophie et de la diversité des opinions.

Cette perspective n’est pas sans rappeler l’ère macabre de l’Inquisition, qui, déjà, terrorisait l’esprit humaniste des Lumières. Son œil pleure la décision.

Espérons que la CEDH soutiendra le dialogue, le respect, et l’amour du prochain sans toutefois tomber dans l’indolence et l’indulgence. Car oui, la liberté d’expression sous l’œil des lumières, c’est encore l’entendement rencontrant le devoir ; c’est l’émergence d’un individu libre, tolérant et responsable à la fois ; un individu bienveillant, confiant, juste, dont l’état d’esprit incarne sa parfaite quintessence : la Paix. 

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