Avec un chiffre d’affaires prévisionnel de 2,96 milliards d’euros pour 2022 (Étude du PIPAME « Analyse du marché et perspectives pour le secteur de l’esport »), l’industrie de l’esport connait actuellement une croissance exponentielle. Cette popularité nouvelle a été prise en compte très tôt par les opérateurs de paris sportifs, qui ont rapidement investit le secteur. Cependant, le contraste drastique entre d’un côté les forts bénéfices de l’industrie et de l’autre les paies souvent modestes (voire inexistantes) des joueur·euse·s (notamment au niveau semi-professionnel), a créé une tentation chez certain·e·s de franchir la ligne rouge en acceptant de participer à des opérations de paris truqués.
Un contraste historique entre la Corée du Sud et le reste du monde dans la lutte contre les paris truqués
En Corée du Sud, la question des paris truqués dans l’esport a très tôt été prise au sérieux. Cette attitude des autorités s’est manifestée dès 2010 où, suite à un scandale de paris truqués au sein de la scène coréenne du jeu StarCraft: Brood War, le parquet s’est saisit de l’affaire, exposant les protagonistes à des peines de prison ferme en plus de leur exclusion à vie de la compétition prononcée par les organisateurs.
Cependant, l’événement marquant en la matière aura lieu en 2016 avec le placement en détention provisoire puis la condamnation à 18 mois d’emprisonnement avec sursis et à 70.000.000 de won sud-coréen d’amende (un peu plus de 51.200 euros) de Lee « Life » Seung-hyun, considéré à l’époque comme l’un des plus grands joueurs de StarCraft 2 de tous les temps.
Le reste du monde n’a cependant pas montré la même sévérité face aux paris truqués. En raison de l’inexistence de règles interdisant formellement les matchs arrangés / paris truqués, les joueurs pris la main dans le sac ont dans un premier temps été sanctionnés légèrement, s’exposant au maximum à une exclusion temporaire.
Suite à une clarification de la part de Valve (développeur et éditeur de Dota 2 et Counter-Strike: Global Offensive), la situation va changer : toute personne reconnue coupable de paris truqués sur l’un des jeux de cet éditeur se verra sanctionnée d’une exclusion définitive pour toutes les compétitions sponsorisées par celui-ci (posant accessoirement la question de l’individualisation des sanctions et de l’acceptabilité de l’exclusion définitive d’un joueur comme peine). Cependant, même après ce durcissement des sanctions de la part des organisateurs, aucun joueur n’a été exposé – comme ce fut le cas en Corée du Sud – à des sanctions pénales pour des faits de paris truqués.
Que ce soit en Corée du Sud ou dans le reste du monde, l’un des défauts majeurs dans la lutte contre les paris truqués dans l’esport était l’inexistence d’enquêteurs et d’autorités spécialisé(e)s en la matière. En effet, la grande majorité des scandales de paris truqués ayant donné lieu à des sanctions n’ont été mis au jour que grâce au travail de journalistes où en raison de la fuite de conversations incriminantes entre les différentes protagonistes.
Une amélioration récente de la lutte contre les paris truqués dans l’esport
Le 31 mars 2021, la chaine YouTube « slash32 » publiait une interview du commissaire de la Commission d’Intégrité de l’Esport (ESIC) Ian Smith. Ce que le vidéaste ignorait surement, c’est que ce dernier allait annoncer sur sa chaine à faible audience ce qui peut être considéré comme l’une des plus grandes avancées dans la lutte contre les paris truqués dans l’industrie de l’esport en occident. En effet, au détour d’une question sur l’avancée de l’enquête menée par l’ESIC sur le scandale de paris truqués au sein de l’ESEA Mountain Dew League (sorte de ligue 2 de la scène nord-américaine du jeu Counter-Strike: Global Offensive), le commissaire de l’ESIC va annoncer que le FBI s’était joint à leurs investigations. Si l’annonce s’était arrêtée là, alors, la nouvelle n’aurait pas eu le retentissement que l’on peut lui prêter aujourd’hui. En effet, elle s’inscrit dans un mouvement récent d’ouverture d’enquêtes par les autorités nationales suites à des investigations de l’ESIC.
Ce qui rend cette annonce aussi importante, c’est la naissance d’une section spécialisée dans les paris sportifs au sein du FBI travaillant conjointement avec l’ESIC. Une telle annonce est tout d’abord le signe de la prise de conscience de la part des puissances publiques du fait que la question des paris truqués n’est pas une question anecdotique ne nécessitant pas l’intervention du juge répressif étatique. De plus et surtout, une telle annonce est l’aveu – de la part de l’un des plus fameux services de police judiciaire au monde – de l’impossibilité technique pour des enquêteurs généralistes de mener à bien une enquête sur des faits de paris truqués qui pour les plus importants sont l’œuvre d’organisations relevant de la criminalité organisée.
L’ESIC que nous venons de mentionner est aussi une très grande avancée de la part de l’industrie de l’esport dans le cadre de la lutte contre les paris truqués. Créée par Ian Smith – un juriste britannique spécialisés dans l’intégrité dans le sport – et soutenue par de plus en plus de parties prenantes de l’industrie, l’ESIC permet aux organisateurs de mieux s’armer face à ce fléau en faisant appel à une autorité bénéficiant à la fois du savoir-faire du sport traditionnel dans la lutte contre les paris truqués et d’une fine connaissance des spécificités propres au milieu de l’esport. Cette autorité a notamment permis l’uniformisation des règles prohibant différents comportements frauduleux au sein de l’industrie de l’esport tels que la corruption ou le dopage. Elle a aussi et surtout permis aux organisateurs de faire face à des comportements qu’ils ne pouvaient à eux seuls efficacement combattre en raison des compétences techniques nécessaires.
Une évolution de la lutte contre les paris truqués à nuancer
Si comme nous l’avons vu précédemment, de plus en plus d’États semblent avoir la volonté de lutter contre les paris truqués dans l’esport, cette bonne volonté fait face à un obstacle de taille : leur droit pénal. En effet, si de nombreux États possèdent bien des dispositions pénales relatives à la corruption sportive, celles-ci sont souvent inapplicables à l’esport en raison du principe d’interprétation stricte de la loi pénale (en ce sens et pour aller plus loin : Jullian Haley, Integrity and Fair Play: Can Federal Prosecution Tame the Wild West of Professional Esports?, 2021 ESPORTS B. ASS’N J. 1).
Tel semble être le cas en droit français de l’article 455-1-1 du Code pénal réprimant la corruption sportive qui limite son champ d’application aux « manifestations sportives » et courses hippiques donnant lieu à des paris. Or, malgré l’inexistence d’une définition légale de la « manifestation sportive » susmentionnée ou de solutions jurisprudentielles sur l’interprétation de cet article, il semble bien que l’esport ne puisse rentrer dans cette catégorie. En effet, au regard des dispositions du Titre III du Livre III du Code du sport relatif aux manifestations sportives, l’expression ne semble désigner que l’hypothèse d’un sport au sens traditionnel du terme soumis à l’autorité d’une fédération nationale. Cette hypothèse est confirmée par une instruction fiscale définissant une manifestation sportive comme « tout événement sportif organisé, agréé ou autorisé par une fédération sportive ayant reçu agrément du ministre chargé des sports » (Instruction du 4 août 2008 BOI Taxe sur les retransmissions sportives).
La prise de conscience que nous avons évoqué au cours de cet article n’est malheureusement pas universelle. En effet, comme l’a souligné le commissaire de l’ESIC Ian Smith lors d’une interview pour HLTV, certains États comme la Russie ou la Chine font toujours preuve de mauvaise volonté en la matière. Selon lui, ces États en raison de la corruption généralisée qui les gangrènent n’ont pas la volonté de lutter contre les paris truqués dont certains de leurs dirigeants tireraient profit. Ce constat est d’autant plus décourageant que la majorité des opérations frauduleuses détectées proviennent de ces États peu enclin à engager des poursuites pénales contre les auteurs de tels faits, faisant perdurer l’impunité.