Procédant à un revirement de jurisprudence particulièrement attendu par toute une partie de la doctrine, la chambre criminelle, dans un arrêt du 13 mars 2024, juge désormais que, l’abus de confiance peut porter sur des fonds, valeurs ou biens quelconques, en ce compris un immeuble, remis à titre précaire.
C’est dans le contexte d’une affaire de probité concernant notamment l’ancien président du Conseil général des Bouches du Rhône, son frère et un ami, que la Haute cour a opéré ce revirement.
En 2009, un informateur anonyme a alerté le procureur de la République de Marseille sur des possibles malversations au cours des années 2000, impliquant l’ancien président du Conseil général et son frère, dirigeant d’une entreprise de traitement des déchets. Il était soupçonné que des déchets privés, facturés aux entreprises, aient été illégalement déposés sur le site d’une décharge prévue pour les déchets des agglomérations régionales. Cette société bénéficiait entre autres, d’un marché d’aménagement et d’exploitation d’un centre d’enfouissement de déchets passé par la communauté d’agglomération du pays d’Aubagne et de l’Étoile.
Suite à leur mise en examen pour détournement de bien public, les prévenus furent finalement renvoyés devant le tribunal correctionnel du chef d’abus de confiance et complicité, avant d’être relaxés.
La Cour d’appel d’Aix-en-Provence a, par arrêt du 30 mars 2022, déclaré les prévenus coupables des chefs précédemment énoncés pour avoir fait un usage abusif de la suite à l’enfouissement de déchets non prévus au marché public.
La chambre criminelle de la Haute Cour approuve cette nouvelle position, jugeant que « l’abus de confiance peut porter sur un bien quelconque en ce compris un immeuble »
I) La consécration d’une position nouvelle
Aux termes de l’article 314-1 du Code pénal, commet un abus de confiance, la personne qui détourne, au détriment d’autrui, des fonds, des valeurs ou des biens quelconques qui lui ont été remis et qu’elle a acceptés à charge de les rendre, de les représenter ou d’en faire un usage déterminé. Par cet arrêt la Haute cour rappelle la nécessité de caractériser l’ensemble des éléments constitutifs de l’infraction (A), tout en étendant son champ d’application (B).
A. La réaffirmation de la nécessité de caractériser un préjudice même éventuel
D’abord, bien que confirmant l’arrêt de la Cour d’appel, la chambre criminelle apporte une correction à l’approche erronée de l’article 314-1 du Code pénal, par les juges du fond. En effet, cet article prévoit que le détournement doit avoir lieu « au préjudice d’autrui ». Ce faisant, c’est à tort que la cour d’appel a retenu que le préjudice n’était pas un élément constitutif du délit d’abus de confiance. La Cour déclare encore que, pour autant, l’arrêt n’encourt pas la censure dès lors que « l’existence d’un préjudice, qui peut n’être qu’éventuel, se trouve nécessairement incluse dans la constatation du détournement », s’appuyant ainsi sur une jurisprudence constante.
La Cour réaffirme ainsi la nécessité de caractériser l’ensemble des éléments constitutifs de la matérialité de l’infraction. Toutefois, il est important de souligner qu’une simple éventualité, vient davantage renforcer l’aspect virtuel de cet élément, laissant planer une notion de fictivité, alors même que la simple démonstration de l’objet de l’infraction, vient à elle seule, mettre en exergue le préjudice.
Ensuite, il n’existe aucune difficulté s’agissant de la notion de détournement, de remise ou de l’objet, constituant la matérialité de l’infraction, caractérisé à raison par les juges du fond et confirmé par la chambre criminelle.
Rappelons que, l’usage abusif de l’immeuble portant atteinte de façon irrémédiable à son utilité et traduisant la volonté manifeste de l’auteur de se comporter, même momentanément, comme un propriétaire
En outre, celui-ci est constitué par l’exploitation à laquelle se sont livrés les prévenus en marge du marché liant la société de traitement des déchets aux collectivités et a consisté en une utilisation du site non conforme au cahier des clauses techniques, dont il est résulté une réduction, à leur insu et en fraude de leurs droits, des capacités d’enfouissement résiduelles du site qu’elles avaient remis à titre précaire, portant ainsi atteinte de façon irrémédiable à l’utilité de l’immeuble.
B. L’élargissement de l’objet de l’abus de confiance aux immeubles
S’agissant du dernier élément sus évoqués – la notion d’immeuble –, on constate non pas une innovation, mais davantage une nouvelle position prétorienne relevant du bon sens, concernant l’élargissement l’objet de l’abus de confiance aux immeubles.
Désormais, par cet arrêt, la chambre criminelle met fin à la jurisprudence établie et étend le champ d’application du délit d’abus de confiance aux immeubles.
Bien que de primes abords, la matérialité de l’infraction apparaît comme un obstacle à l’intégration des immeubles à la notion d’objet de cette infraction, il n’en n’est rien. En effet, classiquement, si l’on se réfère à l’approche d’Émile GARÇON concernant la notion de « détournement », se traduisant par une interversion de la possession, s’envisage parfaitement s’agissant d’un immeuble. De plus, concernant la « remise préalable », cette notion est envisagée de façon extensive puisque, non limité à un transfert d’une main à l’autre.
Ainsi donc, le détenteur précaire qui détourne le bien immobilier qui lui a été confié, encourt les sanctions pénales prévues pour l’infraction d’abus de confiance sur le fondement de l’article 314-1 du Code pénal.
II) La consécration d’un revirement prévisible
Un revirement de jurisprudence désigne une décision contraire à une jurisprudence établie par le juge durant une période donnée. Il s’agit de l’adaptation d’une décision de justice, permettant de répondre de manière plus adéquate aux problématiques actuelles.
Au-delà de cette position nouvelle, l’audace de la Haute cour se trouve davantage être du point de vue de la question de l’application dans le temps de ce revirement qui, dont on le reconnait, revient à appliquer une solution plus sévère. Pour le comprendre, il convient de s’appuyer, sur le mouvement jurisprudentiel de dématérialisation des infractions contre les biens (A), mais aussi sur le refus du droit à invoquer une jurisprudence figée (B).
A. Un mouvement jurisprudentiel de dématérialisation du délit d’abus de confiance
Les dispositions du livre III, « Des crimes et des délits contre les biens » du Code pénal, ont connu de nombreuses évolutions légales et jurisprudentielles. Les définitions données par le nouveau Code pénal, laissées entrevoir les possibilités d’élargissement du champ d’application de ces infractions avec notamment, la redéfinition des objets, passant de « des fonds, des meubles ou des obligations, dispositions, billets, promesses, quittances ou décharges » ou des « effets, deniers, marchandises, billets, quittances ou tous autres écrits contenant ou opérant obligation ou décharge », a plus largement un « bien quelconque ».
C’est dans un contexte de controverses doctrinales concernant la jurisprudence établie en matière d’objet de l’infraction d’abus de confiance que la chambre criminelle trouve justifié, un nouvel examen de la question.
L’arrêt énonce notamment qu’il ressort des travaux parlementaires ayant conduit à l’adoption du nouveau code pénal que la notion de bien quelconque, participant à la définition de l’objet de la remise, condition préalable à la commission du délit d’abus de confiance, au sens du texte précité, doit s’entendre de tout bien, meuble ou immeuble.
En effet, la chambre criminelle appliquait déjà l’article 311-4 du Code pénal au bien incorporel, en faisant une application bien plus audacieuse que celle, de permettre de faire entrer les immeubles dans l’expression « bien quelconque ». Plus encore, l’article 516 du code civil dispose que « tous les biens sont meubles ou immeubles ».
La Cour de cassation étend la notion de bien quelconque à tout bien susceptible d’appropriation, en ce compris les biens incorporels ou immatériels, comme le numéro de carte bancaire, le temps de travail de salariés utilisé à des fins autres que celles pour lesquelles ils perçoivent une rémunération.
Partant, dans le sillon du mouvement jurisprudentiel de dématérialisation des délits contre les biens, à l’instar de l’escroquerie, la Haute Cour juge désormais qu’un immeuble peut constituer l’objet du délit d’abus de confiance.
B. Un refus du droit à invoquer une jurisprudence figée
Les revirements de jurisprudence in defavorem ne peuvent pas rétroagir aux faits commis antérieurement. Une norme est dite non-rétroactive lorsqu’elle ne s’applique qu’aux situations nées après son entrée en vigueur pour éviter une atteinte à la sécurité juridique. Raison pour laquelle : « … nul ne peut être puni qu’en vertu d’une loi établie et promulguée antérieurement au délit… ». Pour autant, le principe légaliste n’impose pas que la matière soit figée.
Par principe, « Nul ne peut se prévaloir d’un droit acquis à une jurisprudence figée ». C’est ainsi que la Cour juge dans notre affaire de probité que les prévenus « ne sauraient invoquer le droit à une jurisprudence figée interdisant d’étendre le champ d’application de l’article 314-1 du code pénal au détournement d’un immeuble, la Cour de cassation s’étant, par plusieurs arrêts antérieurs aux faits poursuivis, engagée dans le sens d’un élargissement de la conception de l’objet détourné.
Ce sont dans ces circonstances que les juges concluent que ce « revirement de jurisprudence ne méconnaît pas le principe consacré par l’article 7 de la Convention européenne des droits de l’homme » et justifie cette sévérité par le fait que, « les demandeurs avaient la possibilité de s’entourer de conseils appropriés et, de surcroît, étaient des professionnels habitués à devoir faire preuve d’une grande prudence dans l’exercice de leur activité, et notamment dans l’évaluation des risques qu’elle comporte. Ils ne sauraient invoquer le droit à une jurisprudence figée interdisant d’étendre le champ d’application de l’article 314-1 du code pénal au détournement d’un immeuble ».
Ainsi, repoussant les limites de l’audace encore plus loin, la chambre criminelle précise que cette position nouvelle demeure applicable à des faits antérieurs dès lors que, le principe de non-rétroactivité de la loi pénale ne s’étend pas à une interprétation jurisprudentielle, à la condition qu’elle ne soit pas imprévisible.
Bien que l’on comprenne cette mise en cohérence des régimes des délits d’abus de confiance et d’escroquerie, l’application rétroactive de cette position nouvelle apparaît comme, une atteinte au principe de sécurité juridique et risque fortement d’inspirer la doctrine..