L’entreprise Frichti va-t-elle passer à la casserole ?

Le sujet de la reconnaissance effective du contrat de travail n’est pas un domaine inédit en matière juridique. En effet, cette question, source de divergences et de débats, aussi bien doctrinaux que jurisprudentiels, est soumise au pouvoir d’appréciation du juge étatique, à savoir le Conseil de Prud’hommes, en la matière.

Introduction

Récemment (30/04/2021), un article France info faisait état de la situation de 66 livreurs de la plateforme de livraison Frichti se « battant » pour obtenir la reconnaissance d’un contrat de travail par le Conseil de Prud’hommes. Et ce, après avoir été licenciés du fait de l’irrégularité de leur situation administrative. Ces derniers, sans-papiers et représentés par l’avocat maître Kévin Mention, prétendent également à ce que la rupture de la collaboration puisse être analysée en un licenciement nul ou dépourvu de cause réelle et sérieuse.

L’audience de conciliation au Conseil de Prud’hommes de Paris n’ayant pas abouti le 29 avril dernier, la situation de ces 66 anciens livreurs sera examinée le 3 décembre prochain.

L’intérêt du sujet ici n’est pas de tergiverser et d’épiloguer sur une question de droit, en somme toute : théorique. Mais bel est bien d’apprécier la matière du Droit social de manière pratique. Et ce, car la requalification d’une relation de travail en contrat de travail par le juge, va emporter des effets juridiques aussi bien pour l’employeur que pour le salarié. Ainsi, dans son pouvoir, dirons-nous dans sa mission de requalification (II) ; afin de fonder sa présomption, le juge va venir apprécier certains critères constitutifs du contrat de travail (I).

Table ronde donc, sur les critères du contrat de travail et sur le rôle du juge étatique en matière de requalification.

I/ Les éléments constitutifs ou les critères indissociables du contrat de travail

A/ Le lien de subordination : clé de voute du contrat de travail

A l’origine, l’appréciation de la notion de subordination dans la qualification du contrat de travail était sujette à deux notions ; celle de dépendance économique et celle de subordination juridique.

Pour la première, il y avait subordination quand il y avait état de dépendance économique de l’une des parties vis à vis de l’autre. Dans cette conception économique, on s’attachait à la condition économique du salarié vis-à-vis de l’employeur, caractérisée par un état de dépendance du premier. Le problème de cette conception était que bon nombre de personnes dépendent économiquement d’une autre sans pour autant être salarié ; c’est le cas du bailleur dont la situation dépend des loyers versés par le locataire.

C’est pourquoi, cette conception de dépendance économique pour caractériser le lien de subordination, a expressément était écartée par la Haute cour dans un arrêt du 6 juillet 1931 dit « Bardou ». En effet, la Chambre civile vient dire que c’est la subordination juridique qui doit être prise en compte. Ainsi, c’est le lien juridique qui unit l’employeur et le salarié, indépendamment du lien économique, qui sera pris en compte.

Cette conception, va plus tard, dans l’arrêt « Société Générale » du 13 novembre 1996, être éclaircie. En effet, dans cet arrêt, la Chambre sociale de la Cour de cassation, va venir définir la subordination, comme « l’exécution d’un travail sous l’autorité d’un employeur qui a le pouvoir de donner des ordres et des directives, d’en contrôler l’exécution et de sanctionner les manquements de son subordonné ». Ainsi, selon cet arrêt, la subordination juridique repose sur un triptyque – trois pouvoirs de l’employeur : direction, contrôle et sanction.  

Cette appréciation va être retenue et réutilisée plus tard par la Cour de cassation, comme par exemple lors de l’arrêt Labbane du 19 décembre 2000. En l’espèce la Chambre sociale a donné raison à un chauffeur de taxi au motif que « l’accomplissement effectif du travail dans les conditions précitées prévues par ledit contrat et les conditions générales y annexées plaçait le « locataire » dans un état de subordination à l’égard du « loueur » et qu’en conséquence, sous l’apparence d’un contrat de location d’un « véhicule taxi », était en fait dissimulé un contrat de travail ». Le lien de subordination caractérisé, le contrat de travail était défini.

Cependant, bien que le lien de subordination soit le critère principal permettant de définir la relation employeur-salarié, d’autres critères accessoires caractérisent le contrat de travail.

B/ Rémunération et prestation de travail : les critères accessoires caractérisant le contrat de travail

Depuis longtemps, selon une jurisprudence constante de la Cour de cassation, le contrat de travail est défini par un arrêt de la Chambre sociale du 22 juillet 1954 comme une « convention par laquelle une personne physique, le salarié, s’engage à mettre son activité à la disposition d’une autre personne physique ou morale, l’employeur, sous la subordination de laquelle elle se place, moyennant une rémunération ».

Ainsi, bien que l’importance du lien de subordination ne soit pas à remettre en cause, deux autres éléments sont à prendre en considération pour constituer le contrat de travail :

  • La prestation de travail,
  • La rémunération.

Le premier élément permettant de caractériser le contrat de travail, ne pose pas de difficulté, car il semble aisé à apprécier. En effet, tout rapport professionnel suppose la réalisation d’un travail effectif.

Pour le deuxième élément, la prestation de travail doit être à titre onéreux. Et ce, qu’importe la forme que prend la rémunération (cass.soc 3 août 1942). Dans le cas contraire, c’est-à-dire en l’absence de rémunération, la tâche accomplie serait qualifiée de « bénévolat ».

Néanmoins, bien que les critères du contrat de travail soient clairement définis, l’interprétation de la Cour de cassation subsiste quant à la qualification de la relation travail.

II/ Des critères laissés à l’appréciation souveraine du juge

En matière de reconnaissance du contrat de travail, il faut passer par le juge. Ce dernier devra rechercher si l’ensemble des critères présentés ci-dessus sont réunis pour reconnaitre l’existence d’un contrat de travail. En ce qui concerne les livreurs de plateformes, de récentes jurisprudences ont été rendues et ont reconnu l’existence d’un contrat de travail entre ces plateformes et leurs prétendus « auto entrepreneurs ». Inaugurée par la jurisprudence Take Eat Easy (Cass. soc., 28 nov 2018, n° 17-20.079), l’arrêt Uber, plus récent (Cass. Soc., 4 mars 2020, n°19-13.316 P+B+R+I) illustre l’application de la reconnaissance des critères du contrat de travail aux travailleurs de plateformes.

Ainsi, il avait été reconnu que le « travailleur indépendant », dans sa relation avec Uber, avait été contraint de s’inscrire au Registre des métiers, alors qu’il ne constituait pourtant aucune clientèle propre, ne fixait pas librement ses tarifs ni les conditions d’exercice de sa prestation de transport, qui étaient entièrement régis Uber, la société mettant ainsi en œuvre son pouvoir de direction. 

Plus encore, il a également été souligné dans cette affaire que les tarifs n’étaient pas librement fixés par le « travailleur indépendant » demandant sa requalification, mais fixés au moyen des algorithmes de la plateforme Uber par un mécanisme prédictif, imposant au chauffeur un itinéraire particulier dont il n’a pas le libre choix, puisque le contrat prévoyait en son article 4.3 une possibilité d’ajustement par Uber du tarif, notamment si le chauffeur a choisi un « itinéraire inefficace », Uber témoignant ici de son pouvoir de contrôleur sur le prétendu « travailleur indépendant »

De même, sur la question du pouvoir de sanction, outre les déconnexions temporaires à partir de trois refus de courses dont la société Uber reconnaît l’existence, la cour d’appel a retenu la perte définitive d’accès à l’application Uber en cas de signalements de « comportements problématiques » par les utilisateurs, peu important que les faits reprochés soient constitués ou que leur sanction soit proportionnée à leur commission.

C’est ainsi que la Haute Juridiction a été amenée à requalifier un travailleur indépendant en salarié. Ces décisions, parfois juridiquement critiquées et face auxquelles certaines cours d’appels tentent de faire de la résistance, expliquent pourtant l’action en reconnaissance d’un contrat de travail des travailleurs de Frichti, qui pourraient bien obtenir une telle reconnaissance.

Enfin, peut être qu’un tel courant jurisprudentiel de reconnaissance de contrats de travail appelle des décisions plus politiques sur la situation de ces livreurs. En effet, ces dernières années, certains pays, comme l’Espagne dans un décret récent, ont reconnu d’office le statut de salariés aux travailleurs de plateformes régulées par des algorithmes.

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