Le 10 mars 2021, le Parlement européen adopte une résolution comprenant des recommandations sur le devoir de vigilance et la responsabilité des entreprises. L’ambition affichée est alors assez limpide : imposer un dispositif européen sous la forme d’une directive pour contraindre certaines sociétés à surveiller rigoureusement les activités de leur sphère d’influence (filiales, sous-traitants, fournisseurs). La préservation des droits fondamentaux, notamment sociaux et environnementaux, semble justifier à elle seule cet encadrement, eu égard des enjeux salvateurs de notre siècle.
Les multinationales, en partie responsables des émissions polluantes et trop souvent négligentes sur le respect des droits humains dans les pays exploitants une main-d’œuvre bon marché, sont la principale cible de cette future et hypothétique loi européenne. Hypothétique ? En effet, dans le sillage de la loi française (n°2017-399) relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre, la pression continue des lobbies économiques tend à faire échouer l’adoption d’un tel texte, si ce n’est à l’affaiblir en phagocytant son processus d’élaboration. S’il est vrai qu’un nombre important d’entreprises affichent ostensiblement leur désapprobation, d’autres tentent de coopérer afin de restreindre la portée même de cette directive.
Le travail remarquable réalisé sous l’égide de « Les amis de la Terre France », « Corporate Europe Observatory », « Friends of the Earth Europa » et « European Coalition for Corporate Justice » permet d’illustrer abondement l’opposition tenace des lobbies.
I. Un devoir de vigilance européen attendu par tous…ou presque
En avril 2020, Didier Reynders, commissaire européen à la Justice, s’était engagé à initier une proposition législative soumettant les entreprises à un devoir de vigilance relatif aux droits humains et environnementaux. Il s’agirait pour les entreprises considérées d’identifier, prévenir et atténuer les impacts négatifs inhérents à leurs activités ou celles de leur sphère d’influence. Une telle régulation est louable. Elle permettrait à terme de préserver plus efficacement l’environnement et la condition humaine à travers le monde. Surtout, elle fournirait des recours efficients pour les personnes et collectivités victimes des méfaits de ces entreprises afin de les tenir pour juridiquement responsables.
Toutefois, pour rendre ce dispositif efficace, encore faut-il qu’il s’accompagne d’une nébuleuse de règles corollaires : sanctions sévères et dissuasives, renversement de la charge de la preuve au bénéfice des victimes, garantir le libre accès aux juridictions des pays d’origine des multinationales, inclure des mécanismes de responsabilité juridique pour les dommages causés.
Il s’agit d’un texte crucial pour les droits des petites mains du monde et pour la préservation de la planète. Il induit néanmoins un encadrement accru et coercitif pour les entreprises, qui les priverait d’agissements lucratifs irresponsables. Il n’est donc guère surprenant que les multinationales déploient un lobbying intense pour entraver cette loi.
« Celui qui est amené à légiférer doit le faire sans a priori, sans céder à tel ou tel lobby, tout en comprenant bien l’ensemble des enjeux en présence, et sans carcan idéologique étouffant ».
Philippe Douste-Blazy, ancien Ministre et homme politique français
II. Une réaction ouvertement hostile de certains groupes de pression
BusinessEurope, principale lobby européen des entreprises, n’a pas caché sa ferme opposition au projet de directive européenne sur le devoir de vigilance. Il argue notamment qu’une telle loi pourrait être contreproductive car elle « mettrait en péril des pratiques d’entreprise significatives et fructueuses », en plus de « réduire les investissements dans les pays tiers ». Pire, sous couvert des perturbations logistiques causées par la pandémie de Covid-19, BusinessEurope estime que cet encadrement nuirait aux entreprises pour « sécuriser, repenser et reconstruire leurs chaînes d’approvisionnement ».
Par ailleurs, ce lobby milite en faveurs d’un devoir de vigilance sous forme d’obligation de moyens, et non de résultat. En conséquence, les entreprises n’auraient plus qu’à respecter un procesus de diligence raisonnable, peu protecteur. BusinessEurope souhaite également que les entreprises bénéficient d’un régime de protection contre les poursuites judiciaires, dès lors qu’elles avaient mené un processus de vigilance préalable et qu’elles n’étaient pas directement responsables des dommages causés. Il est également question de limiter cette loi aux seuls sous-traitants et fournisseurs directs, d’écarter le changement climatique des causes de responsabilité et d’exclure tout renversement de la charge de la preuve. Cette campagne trouve sa principale justification dans le fait qu’une telle réglementation serait la source de recours infondés et de poursuites abusives selon le lobby.
Le groupe Bayer, membre de BusinessEurope, géant pharmaceutique et agrochimique, a par exemple sponsorisé un débat organisé par Politico au cours duquel le patron de la firme allemande estimait que les entreprises n’avaient d’influence que sur les fournisseurs de rang un. Il ne serait donc pas nécessaire d’élargir le devoir de vigilance européen à l’ensemble de la sphère d’influence des multinationales. Il ajouta également que l’UE devrait se focaliser sur la sauvegarde des droits humains. Quid de l’environnement ? Simple coïncidence ou travail de sape… Le groupe Bayer est un important producteur d’OGM dépendants d’herbicides et de pesticides responsables de l’extinction massive des pollinisateurs.
III. Coopérer pour mieux affaiblir le devoir de vigilance européen
Si l’opposition ouverte de certains est à blâmer, l’épisode du cheval de Troie devrait en faire réfléchir plus d’un. Méfiance donc envers ces multinationales qui se présentent comme favorables à cette législation dans le but de la diluer.
A titre d’exemple, l’AIM – European Brands Association (regroupant des marques telles que Coca-Cola, Danone, Nike, Nestlé) a déboursé près de 400 000 euros en lobbying auprès de l’UE en 2019. Ce lobby milite notamment pour la mise en place de mécanismes volontaristes mais non contraignants. La clef serait alors d’inciter et non punir, pour récompenser les entreprises aux comportements louables…
L’AIM souhaite également être associé au processus d’élaboration du dispositif. Si ce groupement souhaite exclure du champ de la responsabilité juridique les droits humains, il s’accommoderait aisément, en cas d’impossibilité, d’une limitation aux seules « atteintes graves » causées uniquement par les propres activités de l’entreprise en cause ou de « celles sous leur contrôle ». Or, ces termes, assez vagues, doivent être définis « suite à un dialogue constructif entre toutes les parties prenantes concertées », selon l’AIM, c’est-à-dire avec les multinationales. Mais qu’est-ce qu’une atteinte grave ?
Par ailleurs, l’Association européenne du cacao avait déclaré qu’il était crucial que le devoir de vigilance européen « n’expose par les entreprises à des risques excessifs ». En somme, il faudrait éviter que les victimes aient accès trop facilement à la justice. Une manière d’éviter de possibles scandales, comme celui qui avait exposé les entreprises Mars, Mondelez ou encore Nestlé. Pour rappel, sept multinationales (dont celles citées) ont été mises en cause en février dernier pour complicité d’esclavage d’enfants dans les plantations ivoiriennes de cacao de leurs chaînes d’approvisionnement.
IV. Un regard sur les multinationales françaises
En France, la loi sur le devoir de vigilance adoptée en 2017 faisait suite à un contexte d’opposition inflexible des lobbies. C’est ainsi que l’Association française des entreprises privées (AFEP) avait écrit à Emmanuel Macron (alors ministre de l’Economie) qu’un tel texte créerait une insécurité juridique et subordonnerait les entreprises françaises à un désavantage compétitif. L’instauration d’une règlementation européenne permettrait donc d’uniformiser les règles du jeu. C’est d’ailleurs la voie sur laquelle nos firmes nationales se sont positionnées… ou presque.
En effet, si nos multinationales ne témoignent pas d’une farouche hostilité au projet, en coulisse, elles s’efforcent de le rendre moins ambitieux que la loi française. En particulier, lors d’une réunion avec la Direction Générale de la Justice et des Consommateurs auprès de la Commission européenne, le groupe Total a fait valoir son expérience du devoir de vigilance national. Il estimait recommandable de l’établir pour les fournisseurs de rang un, tout en arguant qu’il serait compliqué de l’étendre au reste de la chaîne de valeur. On évoquera ici le fait que le groupe Casino, membre de l’AFEP fait face à une action en justice sur fond de déforestation et de violations des droits humains dans sa chaîne de valeur, en vertu de la loi de 2017. On comprend mieux pourquoi l’AFEP souhaite limiter l’étendue du projet de directive.
De plus, l’AFEP a également affirmé que la définition européenne du devoir de vigilance ne devrait pas inclure le changement climatique. Le groupe de pression estime qu’il n’est pas envisageable « d’attribuer une telle responsabilité ou de définir un tel devoir sur le changement climatique pour une entreprise particulière ». Or, Total siège au conseil d’administration de l’AFEP, et fait par ailleurs l’objet de deux actions en justice. D’une part pour absence de toute référence au changement climatique dans son plan de vigilance. D’autre part, pour son incapacité à mettre en œuvre des mesures de vigilances adéquates en Ouganda et en Tanzanie, pays dans lesquels Total exerce une activité pétrolière irrespectueuse des droits humains et des écosystèmes.