La marque « Fauré Le Page 1717 » est au cœur d’une controverse juridique qui pourrait redéfinir la manière dont est interprétée la notion de déceptivité dans le droit des marques. L’affaire, portée devant la Cour de cassation (Com. 5 juin 2024, N°22-11.499) et renvoyée à la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE), pose des questions complexes sur la tromperie possible que pourrait engendrer une référence historique dans une marque.
Historique de la marque
Le différend naît autour de l’utilisation du chiffre « 1717 » dans la marque déposée par la société Fauré Le Page en 2011. Fondée en 1716, l’ancienne Maison Fauré Le Page était renommée pour ses produits d’armurerie et de maroquinerie. Après plusieurs transferts de patrimoine et un redéploiement des activités, la société actuelle a enregistré la marque pour des articles en cuir et accessoires.
La société Goyard ST-Honoré conteste cette marque, alléguant que la mention « 1717 » pourrait induire les consommateurs en erreur en leur faisant croire à une continuité directe entre l’entreprise actuelle et celle fondée au XVIIIe siècle.
Décisions des juridictions nationales
Dès 2016, la Cour d’appel de Paris avait écarté la possibilité d’une confusion, estimant que le public percevrait cette date comme une évocation de l’époque de création de la Maison originale. Cependant, en 2018, la Cour de cassation a annulé cette décision, critiquant le manque de preuves concrètes justifiant cette interprétation.
Lors d’un renvoi, la Cour d’appel a finalement jugé que la référence à 1717 pouvait effectivement tromper les consommateurs, en attribuant à la société actuelle un prestige et un savoir-faire historiques injustifiés. Ce point a conduit à un pourvoi devant la Cour de cassation, laquelle a décidé de poser deux questions préjudicielles à la CJUE pour trancher sur la portée exacte de la déceptivité.
Déceptivité : un concept au cœur du débat européen
A. Cadre juridique
La notion de déceptivité est abordée dans plusieurs textes, dont la directive (UE) 2015⁄2436 et le Code de la propriété intellectuelle français. En théorie, une marque est déceptive lorsqu’elle est susceptible d’induire en erreur sur les caractéristiques des produits ou services qu’elle désigne (nature, qualité, origine, etc.).
B. Question inédite soulevée par l’affaire Fauré Le Page
L’affaire Fauré Le Page soulève une question inédite : une marque peut-elle être considérée comme trompeuse si elle véhicule une fausse information sur l’ancienneté ou la réputation de son titulaire, et non directement sur les produits ou services concernés ?
Les positions divergentes des autorités et des tribunaux
A. Approche de l’INPI
L’INPI, l’office français des marques, adopte une approche stricte. Il n’hésite pas à rejeter ou annuler des marques évoquant des caractéristiques non vérifiables. Par exemple, la marque « Malakoff 1855 » a été annulée pour des produits alimentaires sans lien direct avec cette référence historique.
B. Approche de l’EUIPO
À l’inverse, l’EUIPO, l’office européen, considère souvent que ces mentions, lorsqu’elles n’affectent pas directement les produits ou services, n’engendrent pas de déceptivité effective.
C. Jurisprudence variée
La jurisprudence regorge d’exemples variés :
- La marque « Servi frais » a été jugée déceptive pour des produits surgelés. (CA Paris, 12 février 1981, N°H04438)
- « MyBacon » a été contestée pour des aliments sans porc. (CJUE n°T-107/23, Arrêt du Tribunal Myforest Foods Co./EUIPO)
- Des mentions géographiques trompeuses, telles que « Gold Bavaria » pour des bières non fabriquées en Bavière, ont également été sanctionnées. (TGI Paris, 3e ch. 3e section, 9 décembre 2016, N°14/16395)
Dans l’affaire Fauré Le Page, le débat porte sur la perception du consommateur : la date « 1717 » est-elle simplement laudative ou trompe-t-elle en attribuant à la marque un prestige historique inexistant ?
Une question préjudicielle pour clarifier les règles
A. Questions soumises à la CJUE
La Cour de cassation a soumis à la CJUE des interrogations fondamentales :
- Une marque mentionnant une date fictive peut-elle être jugée déceptive si elle induit le consommateur à penser que les produits bénéficient d’un savoir-faire séculaire ?
- La déceptivité doit-elle être analysée uniquement par rapport aux produits ou peut-elle inclure des aspects liés à l’entreprise titulaire de la marque ?
B. Tension entre analyses strictes et larges
Ces questions mettent en lumière une tension entre une analyse stricte, centrée sur les produits, et une approche plus large, prenant en compte les attentes subjectives des consommateurs.
Au-delà de la déceptivité : d’autres voies de recours ?
A. Mauvaise foi lors du dépôt de marque
Si la CJUE venait à exclure la déceptivité dans ce cas précis, d’autres mécanismes juridiques pourraient être envisagés. La mauvaise foi lors du dépôt de marque pourrait être invoquée, en particulier pour des marques visant à exploiter la réputation d’entreprises disparues.
B. Pratiques commerciales trompeuses
En outre, les pratiques commerciales trompeuses, encadrées par le Code de la consommation, offrent une alternative pour sanctionner des allégations fallacieuses sur l’identité ou l’ancienneté d’un professionnel.
Vers une clarification des limites ?
A. Impact potentiel sur la jurisprudence européenne
L’affaire Fauré Le Page 1717 pourrait constituer un tournant pour la jurisprudence européenne en matière de marques. Si la notion de déceptivité est élargie pour inclure des caractéristiques de l’entreprise, cela pourrait ouvrir la porte à des contestations plus fréquentes, notamment pour les marques valorisant un héritage historique ou une ancienneté fictive.
B. Questions essentielles sur l’équilibre entre liberté des marques et protection des consommateurs
En attendant la décision de la CJUE, cette affaire soulève des questions essentielles sur l’équilibre entre la liberté des marques et la protection des consommateurs.