Le XIXe siècle connaîtra la Révolution industrielle, le XXe l’informatique, et le XXIe un cataclysme.
D’après Richard Baldwin, ancien professeur d’économie internationale à l’Institut de Hautes Études Internationales et du Développement à Genève, l’intelligence artificielle sera la « 3e transformation de l’histoire économique ». Quant à nous, candides juristes, croirons-nous encore pouvoir opposer la sacro-sainte protection du droit d’auteur à ChatGPT ? Lecteurs, lectrices, nous nous apprêtons à vivre l’une des décisions les moins juridiques de l’histoire, et pour cause ; l’IA aplatit, véritablement, écrase, écrabouille, pulvérise toute considération légale. Que valent des dispositions du Copyright face à l’avenir de l’humanité ? Quelques mignonnes étoiles gravitant autour d’une méga-comète. Voilà l’affaire The New York Times c/ OpenAI ; l’économie de demain et toutes ses implications sociales contre un droit d’auteur. Les plus illustres progrès techniques, l’outils le plus complexe et abouti de l’Homme, les portes de l’automatisation totale contre … un droit d’auteur. Les juges américains n’auront pas à se prononcer en droit, non, ils se prononceront en éthique. Ils se prononceront en économie, en anthropologie ; en philosophie.
Mais pour comprendre cet enjeu allégué, faut-il encore expliquer en quoi l’IA est un séisme de l’humanité, s’apprêtant à violement bouleverser notre modèle économique (A), et pourquoi la décision des magistrats américains, si elle fait suite aux demandes du New York Times fondées sur le droit d’auteur, remet sérieusement en cause les projets de développement de l’intelligence artificielle (B). Du moins, c’est ce que l’on peut croire en apparence (C).
A. L’IA ; concrétisation du mythe d’Icare, ou d’Atlantide ?
Dans ses deux œuvres Porco Rosso et Le vent se lève, Hayao Miyazaki dessine deux hommes cupides et curieux ; un aviateur incapable de résister à l’appel du ciel et un savant engagé dans le développement frénétique de nouveaux bombardiers, chasseurs.
Je prends ces deux chefs-d’œuvre en introduction car ils soulèvent justement la thèse suivante : le progrès technique, inexorable, produit tant le meilleur que le pire. Il suscite tant l’émerveillement et la fascination que la conflagration et l’épouvante.
Préparez-vous.
Déjà en 2018 (quatre ans avant ChatGPT), l’institut de recherche Global McKinsey estimait que l’intelligence artificielle génèrerait une valeur de production annuelle globale comprise entre 3,5 et 5,8 trillions de dollars américains, dans plus de 19 industries différentes. C’est titanesque. A titre de comparaison, la Production Intérieure Brute française s’éleva en 2022 à environ 2 782 milliards (= 2,78 trillions) de dollars, soit moitié moins qu’une technologie IA six ans plus tôt. Imaginez à présent la valeur qu’elle produira en 2030, six ans plus tard. Non, pardonnez, ne l’imaginez point je vous l’offre ; 15,7 trillions de dollars.
De plus en 2022, l’on chiffrait à 35% le taux d’utilisation globale de l’IA, marquant une progression de quatre points en seulement un an. Le vertige.
Une équipe de chercheurs américains a publié très récemment dans le Journal of Financial Economics une étude étayée des comportements institutionnels privés vis-à-vis de l’IA. Ils révéleront une rétroaction positive entre les investissements d’une entreprise dans l’IA et le développement de ses moyens : plus elle place sa confiance dans l’outils, plus elle grandit. L’investissement dans l’IA connaît un retour bénéfique aux acteurs privés. Le serpent chérit sa queue.
Sachant cela, mon esprit s’exhorte à questionner nos futurs modes de vies. Comment sera 2050 ? 2100 ? Notre modèle socio-économique parviendra-t-il à s’adapter ? Comment notre système répartira cette quantité astronomique de nouveaux biens ? Les inégalités territoriales seront-elles accentuées ? Ou au contraire réduites sous l’hégémonie du progrès ?
A ce stade, deux choses me paraissent certaines : premièrement, je n’ai pas de réponse ; je m’alignerais seulement sur mon mentor Jean-Jacques Rousseau qui se méfiait du progrès tout en l’admirant (secrètement). Deuxièmement, selon une étude du consultant américain Forrester, l’IA provoquera la perte de 9,8 millions d’emplois aux Etats-Unis d’ici 2027. L’altération de ce paramètre menace le niveau de vie des individus concernés, et je crains tant la prolifération que l’aggravation de ce phénomène.
Ainsi, l’IA s’immisce partout. Elle se substitut insensiblement à l’homme et le force à contempler toute la fureur de l’innovation. D’ailleurs, le prochain bijoux d’OpenAI nommé Sora sera capable de générer des vidéos sur demande. Nous y sommes ; l’IA édifiera une Atlantide en proie aux flammes. Sauf si …
B. L’intervention inespérée du droit d’auteur
The New York Times charge héroïquement dans la mêlée. En juillet et septembre 2023, une première vague d’auteur tentait déjà d’opposer ses droits au petit goinfre ChatGPT. En vain. L’entrée du mastodonte New-Yorkais paraît alors providentielle, son fondement en droit étant différant des auteurs traditionnels.
En effet, si les IA génératives types ChatGPT se nourrissent d’œuvres traditionnelles telles qu’une douce composition de Nujabes ou un splendide portrait d’Eikichi Onizuka, elles se nourrissent également dans des bases de données – Big Data – dont la protection relève d’un régime adjoint au droit d’auteur. Or si l’œuvre individuelle semble déjà évincée du juge américain, l’on peut peut-être espérer (naïvement ?) une solution nouvelle pour les œuvres intégrés à des bases de données, dont The New York Times pourra arguer la propriété. Une solution peut-être plus inspirée de bravoure Européenne, à l’image de l’extraordinaire sanction de 250 millions d’euros prononcée par l’Autorité de la concurrence à l’encontre de Google France et Ireland le 15 mars 2024, pour avoir illégalement nourri son IA Bard sans avertir les éditeurs de presse concernés.
Il n’en reste que l’économie et le droit européen reposent sur des axiomes différents que ceux de nos voisins outre-Atlantique. Et si l’Europe semble prête à préserver le monopole intrinsèque des auteurs sur leurs œuvres avec l’arrivée imminente de la Loi sur l’IA 2024, rien ne laisse présager que les Etats-Unis suivront la tendance. Devrais-je alors évoquer la Chine, deuxième plus gros acteur de l’IA ?
Malgré tout, les GAFAM insistent : la reconnaissance d’un droit d’auteur opposable à l’entrainement de leur machine ralentira indubitablement leur développement. Si les magistrats américains inscrivent une décision en continuité du modèle européen, l’IA connaître un frein certain. Sauf si …
C. Une bataille déjà remportée
L’Asie et de tiers acteurs offrent un terrain plus favorable à ce développement, ou si de nouvelles méthodes peu loyales émergent des sociétés. Si les investissements augmentent (et ils augmenteront), ou si l’écosystème de la presse et de la Big data fusionnent à celui de l’IA. Autrement dit ; les grands groupes s’adapteront fatalement, les bénéfices de l’IA étant d’une exubérance déterminante. Le Monde et OpenAI ont par exemple signé un partenariat le 13 mars 2024 (2 jours avant la décision de l’autorité de la concurrence !) « moyennant une source significative de revenus supplémentaires » pour le journal français. Quant à ChatGPT, il rapportera à la seule force de son programme automatique 1 milliard de dollars pour ses investisseurs en 2024.
En bref, Atlantide brûlera ; l’avènement de la nouvelle ère est inéluctable. The New York Times aura peut-être le mérite de reconnaître à certains auteurs-types une rémunération plus juste et légitime ; il n’en reste que la fine création individuelle, la vôtre la mienne, s’efface déjà aux Etats-Unis dans le grand flot d’une IA inarrêtable.
Cet article vous a plu ? Sachez qu’il a été écrit par une intelligence naturelle (la mienne je le jure) ! Retrouvez ici mes deux autres contributions.