Véritable arme dans la guerre économique menée par les États-Unis, le droit perd de sa splendeur et participe au racket organisé de grandes sociétés. À travers ces lois à portée extraterritoriale, inutile de préciser que l’ambition américaine est d’affaiblir les concurrents ou certains secteurs stratégiques au bénéfice des entreprises de l’Oncle Sam. Pour les pouvoirs publics français, il était devenu nécessaire d’agir et retrouver notre souveraineté.
C’est dans ce contexte que la loi Sapin II apparait. Inspiré des lois américaines, ce texte vise la mise en place d’outils permettant de détecter, de prévenir et de sanctionner efficacement la corruption et les atteintes à la probité. La convention judiciaire d’intérêt public est l’un d’entre eux.
Coup de projecteur sur l’arrêt du tribunal correctionnel de Paris du 26 février 2021, illustrant parfaitement les difficultés de cette nouvelle justice négociée.
I – Corruption au Togo : le navire Bolloré échoué contre les rochers de la corruption ?
« Au banquet de la corruption, l’or vaut plus que la foi »
Jacques Brillant
Les conseils en communication fournies par une filiale du Groupe Bolloré aux candidats aux élections présidentielles au Togo et en Guinée en échange de l’obtention de concessions sur les terminaux à conteneurs des ports de Lomé (Togo) et Conakry (Guinée) ont conduit à l’ouverture d’une enquête pour corruption et abus de bien sociaux en 2012. Les ennuis ne faisaient alors que commencer pour « l’empire Bolloré ».
Novembre 2013, une information judiciaire est ouverte par le Procureur de la République de Paris des chefs de corruption d’agent public étranger, blanchiment en bande organisée de corruption d’agent public étranger, complicité et recel de ces délits. Or, le 19 février 2016 le parquet de Paris se dessaisit au profit du parquet national financier (PNF).
En avril 2018, Monsieur Vincent Bolloré est mis en examen pour les chefs de « corruption active d’agent public étranger », « complicité d’abus de confiance » et « complicité de faux et d’usage de faux », suivi quelques mois plus tard par la filiale du Groupe des mêmes chefs d’infractions. À noter que la mise en examen des prévenus pour les infractions concernant la Guinée a été annulée par la Cour d’appel de Paris en juin 2019.
Après avoir démenti toute pratique illicite, le PDG du Groupe a finalement reconnu avoir été informé de la prise en charge des dépenses de conseils en communication. Il sollicita alors la mise en oeuvre d’une comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité (CRPC), alors même qu’une convention judiciaire intérêt public était en cours de négociation pour la société poursuivie.
II – Lutte contre la corruption en France et aux États-Unis : l’attractivité américaine face aux doutes français ?
« Corporate bribery is bad business. In our free market system it is basic that the sale of products should take place on the basis of price, quality, and service. Corporate bribery is fundamentally destructive of this basic tenet. Corporate bribery of foreign officials takes place primarily to assist corporations in gaining business. Thus foreign corporate bribery affects the very stability of overseas business. Foreign corporate bribes also affect our domestic competitive climate when domestic firms engage in such practices as a substitute for healthy competition for foreign business. »
United States Senate, 1977
1) Les mécanismes américains de lutte contre la corruption
Dès 1997, nos voisins outre-Atlantique se sont armés du « Deferred protection agreement » (DPA), un véritable outil de dissuasion pour les entreprises (de par les amendes prononcées). Ce mécanisme consiste pour les autorités de poursuite (dont le Department of Justice – DOJ) à mettre en mouvement l’action publique et à requérir du tribunal une suspension immédiate des poursuites, en prenant en considération les engagements pris par l’entreprise en question aux termes de la transaction.
Généralement, l’entreprise s’engage à payer une amende conséquente, à renoncer à se prévaloir de la prescription, à coopérer avec le DOJ, à reconnaître les faits à l’origine des poursuites, ainsi qu’à mettre en place un programme de conformité (« compliance program ») au sein de l’entité (celle-ci peut également être mise sous « monitoring » afin de l’accompagner et de contrôle la mise en oeuvre du programme de conformité).
On retrouve également le mécanisme de « non protection agreement » (NPA), dont les effets sont identiques au DPA à la seule différence qu’il consiste en une transaction préalable à la mise en mouvement de l’action publique.
Il est nécessaire de souligner qu’aux États-Unis la conclusion d’un DPA ou d’un NPA est ouverte aussi bien aux personnes physiques qu’aux personnes morales.
2) L’équivalence française : entre success story et doutes, mon coeur balance…
La loi Sapin II a introduit un mécanisme procédural disruptif en droit français, mais similaire au DPA américain : la convention judiciaire d’intérêt public (CJIP). Le Procureur de la République a la possibilité de proposer le recours à ce mécanisme, en fixe le contenu et contrôle sa bonne exécution. Ce mécanisme peut être proposé alors même que l’action publique n’est pas encore mise en oeuvre. Toutefois, elle peut également être conclue au cours d’une information judiciaire alors même que l’action publique a été mise en mouvement.
La convention judiciaire d’intérêt public est négociée directement avec le Procureur de la République. À l’instar de la doctrine du DOJ, le PNF fait de la coopération de la personne morale un point culminant de la conclusion d’une CJIP (une sorte de « préalable nécessaire »). À travers le mot « coopération », le PNF attend de l’entité qu’elle s’auto-dénonce et qu’elle procède à une enquête interne ou un audit approfondi faisant apparaître la nature, la portée et les circonstances des manquements. L’entité doit « activement participer à la manifestation de la vérité ».
Une fois négociée, la convention judiciaire d’intérêt public devra faire l’objet d’une homologation par le Président du Tribunal Judiciaire lors d’une audience publique. Toutefois, il ne s’agit pas d’un jugement de condamnation, aucune inscription ne sera faite au casier judiciaire (ce qui est un véritable avantage).
Ce mécanisme permet d’imposer à la personne morale une ou plusieurs obligations :
- verser une amende d’intérêt public au Trésor public, dont le montant devra être fixé de manière proportionnée aux avantages tirés des manquements constatés, pouvant aller jusqu’à 30 % du chiffre d’affaires annuel de la personne morale signataire ;
- mettre en œuvre un programme de mise en conformité d’une durée maximale de trois ans, sous le contrôle, selon les cas, de l’Agence Française Anticorruption (AFA) ou des services compétents du ministère chargé de l’environnement ;
- la réparation du préjudice causé à la victime ou du préjudice écologique.
En l’espèce, le tribunal correctionnel de Paris a homologué la convention judiciaire d’intérêt public visant la filiale du Groupe Bolloré le 26 février 2021. Cette dernière devra alors s’acquitter d’une amende d’intérêt public de 12 millions euros, et s’est également engagée à provisionner 4 millions d’euros pour assumer, pendant deux ans, le coût d’un programme de mise en conformité sous le contrôle de l’Agence française anticorruption (AFA).
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Bien que le mécanisme instauré en droit français soit très proche de son homologue américain, des distinctions doivent être mises en exergue. La convention judiciaire d’intérêt public ne concerne que les personnes morales à la différence du mécanisme américain. Ainsi, une articulation est nécessaire avec la comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité (CRPC), afin de poursuivre les personnes physiques concernés par les faits de corruption reprochés à la société.
La CRPC permet au Procureur de proposer une peine à toute personne physique qui reconnaît avoir commis un délit, peine que cette personne peut décider d’accepter ou de refuser. Ainsi, à la différence de la convention judiciaire d’intérêt public, la personne concernée doit reconnaître sa culpabilité. L’initiative de cette procédure peut aussi revenir à la personne qui a reconnu les faits, toutefois le Procureur demeure seul décideur de l’opportunité d’une CRPC. Véritable justice négociée, le Procureur propose à l’auteur des faits (celui-ci dispose de 10 jours pour donner sa réponse), qui devra être homologuée en cas d’acceptation.
En l’espèce, Monsieur Vincent Bolloré avait sollicité la mise en oeuvre d’une CRPC. À la suite de négociation, le PNF et Monsieur Bolloré étaient parvenus à un accord sur le paiement d’une amende de 375 000 €. Le PNF a également négocié un accord similaire avec le directeur général du groupe Bolloré ainsi que le directeur international de l’agence Havas. Toutefois, la présidente du tribunal correctionnel de Paris a refusé l’homologation de ces trois CRPC.
Ainsi, l’articulation entre ces deux mécanismes est la preuve que la législation française et les outils de la lutte contre la corruption demeurent perfectible.
III – L’articulation convention judiciaire d’intérêt public/CRPC, source d’insécurité juridique en cas d’échec ?
« En bonne justice, il est rare qu’une cause perdue ne soit jamais retrouvée. »
Pierre Dac
Traduisant une véritable acculturation juridique, l’influence du droit américain sur la convention judiciaire d’intérêt public ne fait l’ombre d’un doute. Toutefois, cette justice négociée connaît des limites non négligeables.
Fondée sur la coopération et l’auto-incrimination de l’entreprise, l’échec d’un tel mécanisme pourrait freiner d’autres entreprises à l’utiliser. Cependant, le principal problème de la convention judiciaire d’intérêt public réside dans l’exclusion des personnes physique. Les représentants légaux de la société mise en cause demeurent responsables et utilisent la CRPC pour pallier à cette lacune.
Toutefois, le juge a toujours la possibilité de refuser l’homologation de l’accord convenu entre le prévenu et le parquet comme le prévoit l’article 495-11-1 du Code de procédure pénale. L’affaire Bolloré illustre parfaitement cette possibilité : malgré l’accord convenu, le tribunal correctionnel de Paris a refusé l’homologation des CRPC. Ce dernier a considéré que les peines étaient inadaptées au regard « de la gravité des faits reprochés » et qu’il était nécessaire que ces faits, qui ont « gravement porté atteinte à l’ordre public économique et à la souveraineté du Togo », soient jugés par un tribunal correctionnel.
Aussi regrettable que préjudiciable, ce refus d’homologation de la CRPC n’est susceptible d’aucune voie de recours comme le confirme l’arrêt de la Chambre criminelle de la Cour de cassation dans un arrêt en date du 12 avril 2021.
Finalement, comment assurer une garantie accrue des droits de la défense quand le prévenu a déjà reconnu sa culpabilité ? Alors même que Charles Duchaine, directeur de l’AFA, avait suggéré d’étendre la covention judiciaire d’intérêt public aux personnes physiques « dans des conditions strictes », Jean-François Bohnert, procureur national financier, ne semble pas de cet avis. Ce dernier considère qu’inclure les personnes physiques augmenterait les risques de non-homologation.
Une chose est sûre, les ennuis ne sont pas finis pour Monsieur Vincent Bolloré et ses compères. Affaire à suivre…