La Réforme pharmaceutique de l’UE – L’extension controversée de l’exception Bolar

23 avril 2025

Dévoilé en avril 2023, le “paquet pharmaceutique” constitue une refonte majeure de la réglementation européenne sur les médicaments, incluant une directive et un règlement, dans le but d’améliorer leur accessibilité et leur prix.

Dans l’UE, les propositions dites de “révision pharmaceutique”, publiées par la Commission européenne le 26 avril 2023, ont fait couler beaucoup d’encre.  En effet, l’un des principaux objectifs de la révision pharmaceutique (exposée dans une proposition de directive et de règlement pharmaceutiques) est d’orienter les investissements vers les domaines où les besoins médicaux ne sont pas satisfaits en réduisant et en ” modulant” les principaux droits de propriété intellectuelle et réglementaires – tels que la protection réglementaire des données et l’exclusivité du marché pour les produits orphelins – et de les rendre plus efficaces. 

L’une des mesures proposées par l’UE pour accélérer l’accès au marché des génériques et des biosimilaires mérite une attention particulière du point de vue du droit international de la propriété intellectuelle : il s’agit de la proposition d’étendre l’exemption dite ” Bolar “.   Cette proposition de grande envergure soulève d’importantes préoccupations en matière du droit international, car elle est probablement incompatible avec les obligations de l’UE en vertu de l’Accord de l’OMC sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce (ADPIC). 

Actuellement, l’exemption Bolar de l’UE exempte de contrefaçon de brevet les “études et essais nécessaires” menés par les demandeurs de médicaments génériques/biosimilaires et les “exigences pratiques qui en découlent” pour obtenir une autorisation de mise sur le marché.  

Dans le cadre de la révision de la législation pharmaceutique, la proposition de la Commission vise à élargir le champ d’application de l’exemption Bolar afin d’inclure, entre autres, les situations dans lesquelles un médicament de référence est utilisé pour générer des données en vue d’une demande de tarification et de remboursement (” P&R Bolar “).  Si elle est modifiée comme proposée par le Parlement européen le 10 avril 2024, l’exemption Bolar P&R permettrait, potentiellement des années avant la date d’expiration du brevet concerné (“Jour 1”), toute activité raisonnablement liée à la fixation du prix et au remboursement (“P&R “) ou aux approbations au niveau des États membres, y compris les négociations avec les payeurs sur les prix et les quantités (et potentiellement le référencement) des produits génériques et biosimilaires. 

Ainsi, le problème juridique soulevé et abordé dans le présent article est le suivant: L’extension de l’exemption Bolar par l’UE est-elle compatible avec ses obligations en vertu de l’Accord sur les ADPIC (TRIPS) ?

Une extension visant à faciliter l’accès aux médicaments, mais aux contours flous

L’objectif des P&R Bolar est de “faciliter l’entrée sur le marché des médicaments génériques, biosimilaires, hybrides et bio-hybrides”, et donc de “contribuer à l’entrée sur le marché des génériques et des biosimilaires le premier jour de la perte de la protection du brevet ou du CCP1. Conformément à cet objectif déclaré, la formulation finalement adoptée dans les P&R Bolar est susceptible d’être interprétée de manière à faciliter le lancement “Day 1” des génériques, des hybrides, des biosimilaires et des produits bio-hybrides. En revanche, les dispositions de P&R Bolar ne peuvent pas avoir l’objectif, ou être interprétées comme ayant pour but, de permettre ou d’encourager l’entrée sur le marché avant le jour 1, ni être appliquées ou interprétées de manière à permettre des activités de la part des demandeurs ou des États membres qui ont des effets équivalents pa l’entrée sur le marché avant le “Day 1”. Par exemple, une réduction des ventes par le titulaire du brevet ou une réorientation des ventes ou des préférences vers des produits contrefaisants. Les implications et effets pour les concepts clés de P&R Bolar sont examinées ci-dessous2

En ce sens, étant donné que l’objectif et les effets envisagés de P&R Bolar sont liés à l’entrée sur le marché le “Jour 1” (mais pas avant), il est important de permettre à toutes les parties concernées, les demandeurs, les détenteurs de brevets et les organismes des États membres responsables de procédures P&R, d’être en mesure de déterminer avec précision la date du jour 1. Or, la proposition ne prévoit aucun mécanisme permettant de déterminer en temps utile la date du jour 1 avant que cette date ne survienne. L’expérience a montré que le “Day 1” (c’est-à-dire la date à laquelle le dernier brevet pertinent et valide expire) fait souvent l’objet de vives controverses entre les parties impliquées dans les litiges en matière de brevets. 

Ainsi, le besoin de clarté dans la détermination de l’objectif et des effets du règlement sur le P&R Bolar concernant le Jour 1 est particulièrement aigu dans le cadre des modifications du compromis (“Compromise Amendments”), compte tenu de la portée étendue de ces dernières. 

L’absence de mécanisme significatif permettant de déterminer le Jour 1 avant qu’il ne se produise et l’absence de délais pour restreindre les activités de contrefaçon avant le jour 1 peut permettre et peut encourager l’offre à la vente, aux appels d’offres ou à d’autres formes d’exploitation commerciale même des années avant le Jour 1. 

Les effets de cette situation sont aggravés par le fait que les concepts clés de la directive Bolar sur les P&R sont vagues et non définis, et risquent donc d’être “étendus“.  Il n’existe aucune définition de termes clés tels que “approbation de la tarification et du remboursement“, “autres activités ” et “exigences pratiques ultérieures” dans le contexte des P&R3. En outre, il existe un risque considérable d’interprétations divergentes de ces concepts au niveau national.  Tout d’abord, la directive Bolar est incluse dans une directive (ce qui signifie que la directive Bolar ne s’applique pas directement, comme elle le ferait dans le cas d’un règlement : dans le cadre d’une directive, les États membres doivent choisir la “forme et les moyens” de la mise en œuvre).  Deuxièmement, les exigences et les concepts permettant de déterminer le champ d’application de la “tarification et du remboursement” sont susceptibles de différer d’un État membre à l’autre.  Troisièmement, rien dans les propositions n’empêche actuellement les États membres d’élargir leurs concepts et procédures de P&R afin de maximiser l’utilisation du P&R Bolar au sein de leurs juridictions4.

Il découle de ce qui précède que toutes les offres et négociations sur les prix et les quantités (et potentiellement même les appels d’offres), sans détermination rapide et contraignante du jour 1, pourraient être couvertes par les P&R Bolar conformément aux amendements de compromis, à condition que les offres et les négociations se rapportent à un type de procédure nationale conduisant à l’inclusion du produit dans une liste de produits remboursés ou dans un contrat permettant un accès remboursé au marché national.

  • Par exemple, si un fabricant de  biosimilaires doit conclure un accord d’entrée anticipée avant que son biosimilaire ne soit inscrit sur une liste de produits remboursés, elle est susceptible de faire valoir que toutes les négociations visant à obtenir une telle inclusion seraient  couvertes par le P&R Bolar. 
  • De même, si les États membres exigent qu’un fabricant de biosimilaires ou de génériques de participer à une procédure d’appel d’offres (où le “winner-takes-all”) pour obtenir un statut préférentiel (et de facto, le droit de générer des ventes significatives sur le marché national), il est probable que l’on soutiendra que la participation à un tel appel d’offres serait couvert par  Bolar tant que la livraison physique a lieu après le “jour 1”. 

En conclusion, nous devons baser notre analyse sur un P&R Bolar potentiellement large, dans lequel « tout est permis » pour obtenir des P&R avant le jour 1 encore à définir, y compris des négociations commerciales sur les prix et les quantités, tant que ces négociations peuvent être liées à tout processus aboutissant à une décision de prix ou de remboursement, ou à un placement sur une liste permettant d’obtenir des ventes significatives. 

Une incompatibilité probable avec les règles de l’OMC et les obligations de l’UE sous ADPIC

L’accord sur les ADPIC exige que les membres de l’OMC protègent les droits de propriété intellectuelle des ressortissants, c’est-à-dire des “personnes physiques ou morales”, des autres membres de l’OMC et donnent effet aux dispositions de l’accord sur les ADPIC en ce qui concerne chaque catégorie de droit de propriété intellectuelle5.

L’exception en faveur de P&R Bolar relève du champ d’application de l’Accord sur les ADPIC dans la mesure où elle autorise une exception aux droits d’exclusion que l’accord sur les ADPIC prévoit que doivent conférer les brevets. 

L’article 28.1 de l’accord ADPIC stipule que le titulaire d’un brevet de produit doit se voir accorder le droit exclusif d’empêcher des tiers de fabriquer, d’utiliser, d’offrir à la vente, de vendre ou d’importer (à ces fins) le produit breveté6

La durée de protection des produits brevetés ne doit pas prendre fin avant l’expiration d’une période de 20 ans à compter de la date de dépôt7. En ce sens, il semble que le P&R Bolar empiète sur les droits énoncés à l’article 28.1 de l’Accord sur les ADPIC. En effet, le seul objectif du P&R Bolar est de permettre à tous les demandeurs d’une AMM, utilisant un produit protégé par un brevet dans leurs demandes et procédures, de s’engager, dans le cadre de ces procédures, dans des activités qui seraient autrement réservées au détenteur du brevet pendant la durée de validité du brevet. 

Conformément à l’article 30 des ADPIC, les membres de l’OMC peuvent prévoir des “exceptions limitées” aux droits exclusifs accordés aux titulaires de brevets en vertu de l’article 28, à condition que ces exceptions ne portent pas (a) atteinte de manière injustifiée à l’exploitation normale du brevet, ni (b) atteinte de manière injustifiée aux intérêts légitimes d’un titulaire de brevet, en tenant compte des intérêts légitimes des tiers.  Ainsi, l’article 30 de l’accord sur les ADPIC impose des conditions cumulatives que les membres de l’OMC doivent remplir lorsqu’ils interfèrent avec les droits conférés par les brevets8.

En outre, l’exception Bolar permet de manière injustifiée à des tiers d’interférer avec l’exclusivité commerciale dont bénéficient les détenteurs de brevets pendant la durée effective de la protection sans garanties suffisantes. Tout d’abord, comme nous l’avons vu ci-dessus, la proposition actuelle n’inclut aucun mécanisme permettant de déterminer en temps utile le jour 1, ni aucune restriction telle que l’approbation P&R pourrait intervenir immédiatement avant ou le jour 1. 

Deuxièmement, il n’y a pas de restrictions significatives sur les types de procédures qui pourraient être considérées comme des “prix et remboursements”.  Il peut s’agir d’accords d’entrée anticipée et même d’appels d’offres.  

Troisièmement, rien dans la proposition de directive, en ce qui concerne le P&R Bolar, n’aide à déterminer si un produit générique enfreindrait le brevet du médicament de référence lorsqu’une offre de vente (du produit générique ou biosimilaire) est faite. 

Quatrièmement, rien dans la proposition de directive n’exige aux fabricants de génériques et de biosimilaires qui se prévalent de l’exemption P&R Bolar de veiller à ce que les accords de vente ne soient conclus qu’après l’expiration des brevets concernés. Autrement dit, en l’absence d’une détermination rapide et contraignante du jour 1 et de restrictions temporelles correspondantes, le  P&R Bolar ne peut pas être appliqué. En plus, sans restrictions temporelles correspondantes, le P&R Bolar n’exclut pas la conclusion de contrats l’exploitation commerciale avant l’expiration du brevet, et permet et encourage la violation des brevets avant le jour 1. 

Sur la base de ce qui précède, l’exception P&R Bolar ne satisferait pas à la troisième condition de l’article 30 de l’Accord sur les ADPIC.

P&R BOLAR: une réforme injustifiée?

La première solution, et la plus évidente, consisterait à préconiser le rejet du P&R Bolar pour les raisons exposées ci-dessus.  Plus précisément, en raison de la force des arguments selon lesquels les P&R Bolar sont incompatibles avec les ADPIC, leur nécessité n’est ni évidente ni démontrée, et son impact n’a pas été évalué (du moins dans les documents publiés).  En outre, l’application prétendument “fragmentée” de l’actuelle exception Bolar pourrait être résolue par des méthodes beaucoup plus raisonnables et plus simples, par exemple en appliquant les conditions actuelles  par le biais du système judiciaire de la JUB, y compris dans les quelques États membres où le lien entre le brevet et les P&R est considéré comme un problème.  

Il semblerait disproportionné d’introduire des restrictions de l’UE, y compris dans les États membres où le lancement au premier jour (Day 1) est déjà possible,  pour résoudre un problème revendiqué par quelques pays. Dans l’alternative, des remèdes potentiels et des sauvegardes pourraient être envisagés pour rendre le P&R Bolar moins incompatible avec les ADPIC et pour atténuer les effets négatifs du P&R Bolar.

En outre, concernant l’absence de mécanisme pour la détermination du Jour 1, cette incertitude, et l’absence correspondante de garanties temporelles, risque de permettre et d’encourager l’exploitation commerciale et la contrefaçon de brevets avant le premier jour dans les États membres de l’UE. 

Afin de rendre tout P&R Bolar moins incompatible avec le cadre des ADPIC, le P&R Bolar devrait inclure un mécanisme efficace pour aider les parties concernées et les parties prenantes à déterminer en temps utile la date du jour 1 avant que cette date ne se produise9

Un tel mécanisme de détermination du jour 1 ne doit pas nécessairement retarder ou suspendre les processus d’examen et d’approbation réglementaires, mais doit être rapide pour garantir que la résolution du Jour 1 soit achevée avant cette date.

Ainsi, le mécanisme doit permettre la participation de: 

  • Les fabricants de génériques/biosimilaires qui ont déposé leur demande d’AMM
  • Les propriétaire(s) du ou des brevets pertinents qui couvrent le produit de référence ou ses utilisations approuvées. 

En outre, le mécanisme doit permettre de déterminer: 

  • Les brevets concernés
  • Si les brevets pertinents sont valides et couvrent le produit générique ou biosimilaire ou ses utilisations que l’on cherche à approuver. 
  • La date d’expiration du dernier brevet concerné. 

En conclusion, le champ d’application du P&R Bolar est extrêmement large et couvre, en théorie, des accords d’entrée anticipée et même les appels d’offres.  Afin d’obtenir un champ d’application plus proportionné, ces activités commerciales ne devraient pas être couvertes par le P&R Bolar. Au minimum, les systèmes impliquant des offres et des négociations commerciales devraient être exclus. 

  1.  Commission Proposal, recitals 63-64. ↩︎
  2.  Voir, pour un exemple d’interprétation de l’actuel Bolar en fonction de la « balance des intérêts opposés » et des « objectifs poursuivis par le législateur », l’arrêt de la Cour suprême italienne du 5 juillet 2024 dans l’affaire n° 18372, Sicor c. Bo.In. 18372, Sicor c. Bo.In.  La Cour suprême a statué que les tiers (producteurs d’IPA) ne peuvent pas faire de publicité pour la fabrication d’un IPA contrefait.  Toutefois, ils peuvent le faire à la demande expresse d’une société de génériques souhaitant obtenir une autorisation de mise sur le marché.  ↩︎
  3. Cela risque de multiplier les occasions de confusion et de litiges ↩︎
  4. Are the revisions to the EU’s ‘Bolar’ system compatible with TRIPS? Authors*: Maarten Meulenbelt, Partner, Sidley Austin, Brussels Chris Boyle, Counsel, Sidley Austin, London Lauren Shapiro, Associate, Sidley Austin, Washington D.C. Maryanne Kamau, Managing Associate, Sidley Austin, Brussels Alix Vermulst, Associate Sidley Austin, Brussels ↩︎
  5. Article 1 of TRIPS: Panel Report, EC – Trademarks and Geographical Indications (Australia), para. 7.755 ↩︎
  6. Voir l’article 28.1 (a) de l’accord ADPIC.  Lorsque l’objet du brevet est un procédé, l’article 28 ADPIC 
    garantit au titulaire du brevet le droit exclusif d’empêcher les tiers d’utiliser ce procédé et d’utiliser, d’offrir à la vente, de vendre ou d’importer le produit obtenu directement à partir de ce procédé. Les titulaires de brevets ont également  le droit de céder, de transférer par succession ou de concéder une licence sur un brevet.  ↩︎
  7.  Article 33 de l’Accord sur les ADPIC.   ↩︎
  8. L’article 31 autorise également certaines exceptions aux droits de brevet exclusifs prévus à l’article 28.  Plus précisément, l’article 31 traite de « l’autre utilisation [c’est-à-dire l’utilisation non autorisée par l’article 30] de l’objet d’un brevet sans l’autorisation du titulaire du droit ».  L’article 31 a été compris comme la partie de l’Accord sur les ADPIC autorisant les gouvernements à délivrer des licences de brevet obligatoires, sous réserve de conditions strictes et détaillées.  Si l’article 31 prévoit d’autres exceptions aux droits d’exclusion en matière de brevets, il n’est pas pertinent pour l’évaluation des exceptions Bolar, qui ont été évaluées au titre de l’article 30 de l’accord sur les ADPIC. ↩︎
  9. Are the revisions to the EU’s ‘Bolar’ system compatible with TRIPS? Authors*: Maarten Meulenbelt, Partner, Sidley Austin, Brussels Chris Boyle, Counsel, Sidley Austin, London Lauren Shapiro, Associate, Sidley Austin, Washington D.C. Maryanne Kamau, Managing Associate, Sidley Austin, Brussels Alix Vermulst, Associate Sidley Austin, Brussels  ↩︎

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