La place de l’intelligence artificielle (IA) dans le droit de propriété industrielle est une question récurrente et actuelle, à l’heure où ces machines tiennent une importance croissante dans le commerce et l’industrie. Cet outil n’a pas fini de susciter l’intérêt des juristes et des entreprises. Récemment, une évolution a été proposée par deux tribunaux concernant la paternité d’une invention faite par une IA. Cette réponse, qui n’emporte pas l’adhésion de tous, apportera peut-être un changement majeur dans notre conception de la propriété industrielle.
I – Dabus, une IA à l’origine d’une grande question juridique.
L’intelligence artificielle DABUS s’est récemment vue attribuer la paternité d’une invention par les tribunaux sud-africains et australiens. Cette IA, créée par Stephen THALER, est à l’origine d’un conteneur alimentaire et d’une balise de détresse pour lesquels des demandes de brevets internationaux ont été déposées. Rien de particulier jusqu’ici. Toutefois, l’inventeur nommé dans ces demandes n’est autre que DABUS, l’IA elle-même. Une grande question a alors été soulevée : les inventions humaines peuvent-elles inventer à leur tour ? Autrement dit, une machine créée par l’humain peut-elle avoir la qualité d’inventeur d’une invention brevetable ?
Le débat se renforce en l’espèce sur un point important : S. Thaler affirme ne pas pouvoir être l’inventeur de ces deux objets. En effet, il n’est pas intervenu dans le processus de création et n’a aucune compétence dans les domaines concernés. Dès lors, si l’IA elle-même ne peut pas être regardée comme étant l’inventeur, il est difficile de concevoir qui peut avoir cette qualité.
II – Les obstacles à l’attribution de la paternité d’une invention à une IA
Ces demandes se sont immédiatement heurtées aux obstacles législatifs, notamment des USA, dont l’office compétent affirme que la paternité d’une invention ne peut être attribuée qu’à une « personne naturelle ». L’une des raisons de cette opposition est le risque de complications juridiques. L’USPTO (United States Patent and Trademark Office) constate, dans sa décision, que les textes américains en la matière emploient des termes comme « whoever », « himself », « herself », « person », qui font nécessairement référence à une personne humaine. La réponse est donc claire : l’inventeur doit avoir un esprit, donc une machine ne peut pas être un inventeur.
Au niveau du droit de l’Union Européenne, aucun texte ne réserve expressément la qualité d’inventeur à une personne physique. En revanche, la règle 19(1) de la Convention sur le Brevet Européen (CBE) dispose que la désignation de l’inventeur dans la demande de brevet doit comporter « les nom, prénoms de l’inventeur, ainsi que le pays et le lieu de son domicile ». Ces attributs, qui font défaut dans le cas d’une machine inventrice, ont amené l’office européen des brevets à affirmer que l’inventeur désigné dans la demande ne peut être qu’une personne physique avec ses attributs classiques d’identification à l’exclusion de tout système d’intelligence artificielle. (OEB, 27 janv. 2020: PIBD 2020. 1142. III. 2, obs. Durbize).
L’autorité s’appuie également sur les standards internationaux pour affirmer qu’une invention ne peut être attribuée qu’à une personne physique ou, à tout le moins, à une personne dotée de la personnalité juridique, ce qui n’est pas le cas de l’intelligence artificielle. En effet, une machine ne peut, en l’état actuel des textes, être dotée de droits, même moraux.
L’Allemagne et le Royaume-Uni ont suivi la même position.
III – Des juges soucieux de faire évoluer l’innovation
Malgré ces obstacles, deux tribunaux ont adopté une vision plus ouverte. Les autorités Sud-africaines et australiennes ont, en effet, accordé cette qualité d’inventeur à DABUS. Pour J. Beach, juge à la Cour fédérale australienne, il était nécessaire de mettre en lumière une certaine prise de conscience de « la nature évolutive des inventions brevetables », mais également de promouvoir l’innovation.
C’est, semble-t-il, l’avis de l’OMPI (Organisation Mondiale de la Propriété Intellectuelle), qui a publié ces demandes de brevets en indiquant DABUS comme inventeur.
A l’appui de cette vision, nous ne pouvons que constater que les productions (ou inventions si l’on s’accorde à cette vision) faites par des machines dotées de connaissances infinies sont une importante source de revenus que le propriétaire de la machine doit pouvoir protéger. De plus, comme le soutient S. Thaler, le fait de permettre à une machine d’avoir la qualité d’inventeur permettrait de distinguer les inventions humaines des inventions faites par les machines, créations qui vont au-delà des capacités humaines. Cela permettrait alors de garantir une certaine égalité entre les inventions humaines.
Cependant, cette vision est également une source de questions non négligeables : le créateur d’une machine peut-il exploiter ou défendre une invention créée par ladite machine ? Comment être propriétaire du brevet alors que cette propriété est attribuée à l’inventeur sauf cession des droits ? Mais surtout, une machine peut-elle se voir attribuer les mêmes droits que les personnes humaines ? Également, si l’intervention humaine disparait dans la création faite par l’IA, qui apprend de manière indépendante, elle ne s’efface pas complètement. L’humain crée l’IA, lui ordonne de créer et la programme, donc lui donne les outils nécessaires.
La position ouverte prise par ces tribunaux aura peut-être pour effet de faire évoluer notre vision de la propriété industrielle. Ce débat n’a pas fini de défrayer la chronique.